Ce qui a été dit il y a six mois, durant le processus ayant accompagné sa nomination, se vérifie aujourd'hui, mot pour mot : on prépare le départ d'Elyes Fakhfakh. On ne discute plus le départ en lui-même, mais le comment : démissionnera-t-il ou sera-t-il poussé à la porte ? Voilà ce qui arrive quand on se met certaines parties politiques à dos, tôt ou tard elles finissent par vous avoir. Et les parties politiques les plus puissantes, et les plus nuisibles aussi, sont sans aucun doute l'UGTT et le parti islamiste Ennahdha. Pour le cas du départ de Fakhfakh, l'UGTT n'a rien à voir, c'est Ennahdha qui mène le jeu de bout en bout. Tout a commencé il y a six mois, avant même sa nomination, quand celui qui n'était pas encore devenu chef du gouvernement a écarté la possibilité d'inclure dans son équipe le parti Qalb Tounes. Rached Ghannouchi a insisté pour le faire intégrer et a fait tout son possible allant jusqu'à inviter Nabil Karoui et Elyes Fakhfakh à son domicile. Le niet ferme d'Elyes Fakhfakh a signé son arrêt de mort dans la tête du « gourou » de Montplaisir. Depuis, et alors qu'on n'était qu'au mois de janvier, on disait que le gouvernement Fakhfakh ne finira pas l'année et sera probablement remplacé en été. Il y a quelques semaines, Ghannouchi a donné une seconde chance à Elyes Fakhfakh pour qu'il intègre Qalb Tounes. Niet de nouveau. Pire, le niet était public et sans appel, ce qui sonne comme un affront pour les islamistes. Dès lors, on est passés à l'étape suivante : le comment.
Les affaires ou le scandale d'Elyes Fakhfakh relatif aux entreprises dont il est actionnaire et qui ont conclu des contrats avec l'Etat ne sont qu'un prétexte. Ennahdha sait tout cela depuis belle lurette et gardait ces cartes en main pour les abattre en cas de confrontation avec le chef du gouvernement. S'il obtempère, les affaires ne monteront pas en surface et il pourra continuer tranquillement son business. S'il n'obtempère pas, eh bien ce sera l'humiliation publique. On y est. Dans toute cette histoire, le seul dindon de la farce est Kaïs Saïed, « parrain » d'Elyes Fakhfakh. D'après des informations circulant dans les coulisses, et qu'il nous est impossible de vérifier, Kaïs Saïed a demandé, hier mercredi 24 juin, la démission du chef du gouvernement, ce que ce dernier a refusé. Le président de la République très soucieux et très à cheval sur les questions d'intégrité, a bien averti des risques d'humiliation que va subir et que subit déjà le chef du gouvernement. « J'assume », lui aurait répondu Fakhfakh. On a déjà un petit aperçu des humiliations aujourd'hui au Parlement et ce n'est qu'un début.
Comment va être la suite ? Chacun des protagonistes est déjà dans le coup suivant. Elyes Fakhfakh n'entend pas sortir par la petite porte après avoir gouté à l'ivresse du pouvoir et après avoir brillamment réussi sa gestion du covid-19. Il entend poursuivre, coûte que coûte, les réformes entamées et non encore conclues. Toujours d'après les bruits de couloirs, puisque tout le monde est dans l'hypothétique en ce moment, il s'apprêterait à demander quelques jours de congé le temps de liquider tous ses dossiers pendants. Entre-temps, il va nommer un intérim qui pourrait être Mohamed Abbou ou le sulfureux Ghazi Chaouachi. Un choix étrange quand on se rappelle des messages éhontés de ce dernier à la commission des finances et les démentis cinglants qu'il a essuyés de divers bords dont notamment le Tribunal administratif. Kaïs Saïed est en colère et il tient à ce que le titulaire du portefeuille de la Kasbah soit quelqu'un d'intègre sur lequel ne pèse aucun soupçon. Son candidat est une candidate et elle s'appellerait Lobna Jeribi. Personne ne lui a dit que la dame était à la tête d'une association qui se faisait grassement financer par le sulfureux américain George Soros. Plus que jamais, le président de la République doit nommer un ou plusieurs conseillers politiques dans son cabinet. Quant à Rached Ghannouchi, il entend faire d'une pierre deux coups. Faire revenir la situation à la « normale », c'est-à-dire un gouvernement conforme aux résultats des dernières élections. Il est hors de question pour lui que le titulaire du portefeuille de la Kasbah soit quelqu'un d'autre qu'Ennahdha. Il est prêt à aller jusqu'au bout pour imposer un des siens quitte à provoquer des législatives anticipées. Dans un cas comme dans l'autre, les discussions autour d'un nouveau nom ou l'organisation de nouvelles élections lui permettront de faire reporter le congrès de son parti et, ainsi, préserver son poste de président.
Que prévoit la Constitution et quelles sont les mécanismes qui vont pousser au « limogeage » (techniquement, ce sera une démission) d'Elyes Fakhfakh ? Une nouvelle fois, on va affronter les « perles » de la Constitution tunisienne aux interprétations multiples et aux articles contradictoires. Pour le cas actuel, on va avoir droit à une confrontation directe entre Rached Ghannouchi et Kaïs Saïed. Qui des deux va le premier tirer sur Elyes Fakhfakh et c'est celui qui tire le premier qui aura la main sur la suite. Oui, oui, c'est écrit dans le marbre de la constitution. Si c'est Rached Ghannouchi qui tire le premier, il va actionner l'article 97 et 98 de la Constitution qui disposent : « Une motion de censure peut être votée contre le gouvernement suite à une demande motivée présentée (…) par au moins le tiers des membres (73) (…) Le retrait de confiance requiert l'approbation de la majorité absolue des membres de l'ARP (109) et la présentation d'un candidat en remplacement doit être approuvée lors du même vote et que le président de la République charge de former un gouvernement conformément aux dispositions de l'article 89 ». L'article 89, rappelons le, dispose que le président de la République charge le candidat du parti politique ou de la coalition électorale ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l'ARP de former le gouvernement. En termes plus simples, si Rached Ghannouchi actionne les articles 97 et 98, c'est lui qui propose le futur locataire de la Kasbah. D'ailleurs, Iyadh Elloumi, député de Qalb Tounes, a d'ores-et-déjà annoncé qu'une motion de censure serait présentée pour retirer la confiance à Elyes Fakhfakh. Si c'est Kaïs Saïed qui tire le premier, il va actionner l'article 99 de la Constitution qui lui autorise, deux fois durant son mandat, de charger la personnalité la mieux à même de parvenir à former un gouvernement.
C'est donc plié. Elyes Fakhfakh est à la merci aujourd'hui des desiderata de Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi. Il peut gesticuler, dire qu'il n'a pas violé la loi et qu'il est le meilleur homme sur terre, cela ne changera pas la position de ses deux bourreaux. Le premier se sent trahi et, en expert en droit qu'il est, il sait bien distinguer le légal de l'illicite. Le second se sent désobéi et il n'en a pas l'habitude. Elyes Fakhfakh, aujourd'hui au parlement, pense pouvoir prendre à témoin le peuple et les médias, mais il est déjà trop tard, car le « peuple » se sent cocufié. Quoiqu'on lui dise, il assimile mal le fait d'avoir dû faire des sacrifices durant le confinement, alors que lui est en train de conclure un contrat de 44 millions de dinars. Les forces vives du pays, à savoir l'UGTT et l'UTICA (à qui on ne la fait pas) sont du même avis et se sentent, elles aussi, trahies par un chef du gouvernement aux promesses non tenues. Pour ceux qui ont encore un doute sur le rôle de Ghannouchi dans le scandale que subit actuellement Fakhfakh, les faits actuels devraient dissiper ces doutes. Et ce qui est « merveilleux », c'est que tout cela a été dit (et dénoncé par les médias dont Business News) depuis au moins six mois !