Par Souad SAYED Lors de la visite du président de la République à l'hôpital de Zaghouan, il y a quelques jours, il a été interpellé de manière assez cavalière par un infirmier mécontent. Il estimait que le directeur de l'hôpital n'était pas à sa place. Il s'est permis dans la foulée de dire au président de la République qu'il ne se considérait plus tunisien. Le surlendemain le président est allé à l'Hôpital militaire de Tunis rendre visite à des blessés. Il en a profité pour remercier les soignants et, là, un militaire relativement âgé lui a répondu, Monsieur le président, nous sommes allés à l'école gratuitement, nous avons été soignés gratuitement, nous avons été à l'université gratuitement, nous avons une énorme dette envers ce pays ! Je ne m'interroge pas sur le rendement de cet infirmier, il est peut être l'exception dans son domaine, je ne mets pas en doute ce qu'il avance sur le directeur de l'hôpital, la question est ailleurs. Pourquoi un tel écart allant du rejet de la nationalité à la reconnaissance éternelle. Au lendemain des indépendances dans les années 50-60, les pays africains se sont retrouvés face des défis majeurs. Souvent sans aucune expérience, des hommes et des femmes ont consacré leur vie à mettre en place les ingrédients nécessaires à l'édification d'un Etat moderne. Mais construire un Etat, une administration, une armée, un système éducatif, de santé, etc. nécessite certes une vision, mais aussi des ressources humaines et matérielles importantes. En quelques années, la Tunisie de Bourguiba a été probablement le pays qui a le mieux réussi dans ce domaine. La petite Tunisie, sans ressources naturelles, presque sans soutiens extérieurs, est arrivée à se hisser au rang des meilleurs dans la région en termes de système éducatif, sportif, sanitaire et autres. Le système Bourguiba s'appuyait sur les ressources humaines essentiellement, "la matière grise, n'est-ce pas !" Et il a été bien inspiré, puisque des hommes et des femmes ont cru en lui et l'ont suivi. Ils ont sacrifié leurs intérêts personnels, pour enseigner au fin fond de la Tunisie — pour un salaire insignifiant — ou pour mettre en place une administration, un tribunal ou encore un hôpital. Les conditions de vie étaient spartiates mais ils ont bâti, ils ont éduqué, ils ont jugé, ils ont soigné et ils ont élevé des enfants. Voilà 60 ans après l'indépendance, ces mêmes enfants, qui ont vécu avec leurs parents l'édification de cette nation, rejettent ce modèle. En effet, ces enfants constituent, aujourd'hui, en grande partie, l'élite dirigeant le pays. Cette élite, composée d'ingénieurs, avocats, médecins, professeurs, magistrats, architectes et j'en passe, ne fait rien pour préserver le système qui l'a promue. Mieux encore, elle s'est enfermée dans une sorte d'ostracisme, elle a érigé autour d'elle des barrières quasi hermétiques. Dans son immense majorité, cette élite, quand elle accepte de servir l'Etat, le fait contrainte et forcée, sans grande conviction, contrairement à la première génération d'après l'indépendance. La première offre du secteur privé suffit à la détourner du secteur public. Une affectation à l'intérieur du pays, là où pourtant leurs parents ont travaillé, en 1960, dans des conditions autrement plus difficiles, est synonyme de drame; beaucoup s'arrangent pour continuer à vivre à la capitale ou sur la côte et se contentent d'aller travailler quelques heures par semaine. Je connais une professeur qui a été nommée à Gafsa, il y a 15 ans, et depuis 15 ans elle continue à habiter Tunis. Elle se contente d'aller à Gafsa 36 heures par semaine. Pour les médecins, c'est la règle, ils ne travaillent qu'un ou deux jours par semaine. Les juges font de même. Comment pouvons-nous admettre de telles dérives ? De fait, ces compétences nationales ont beaucoup de temps libre et avoir un second boulot est devenu la règle, consultations privées, cours particuliers sont des pratiques courantes. Chacun a pris en otage, financièrement, celui des citoyens qui s'offrait à lui, parents, justiciables, malades, administrés... Les salaires dans la fonction publique sont en effet très bas. Est-ce une raison de se transformer en élite prédatrice et de renier la dette que ce militaire a évoquée devant le président de la République. Aujourd'hui, les enfants de cette élite prédatrice ne vont plus dans les mêmes écoles étatiques que les enfants d'ouvriers, ils ne prennent pas les transports publics, ils ne se soignent pas dans les mêmes institutions publiques... Et c'est là où le bât blesse, car ce faisant ils ont mis en place un système d'exclusion. Car c'est en le désertant qu'ils ont accéléré la dégradation du service public. Pire, ils ne ratent aucune occasion pour dénigrer l'Etat et le système public. Evidemment leurs enfants aussi, issues du système parallèle, mis en place, n'ont aucune considération pour tout ce qui est étatique. Le cercle vicieux de l'exclusion et de l'élitisme est bien là. Cet infirmier de Zaghouan n'a fait qu'exprimer très maladroitement son sentiment d'être rejeté. Un exemple hautement illustratif, presque plus aucun diplômé ne fait son service militaire, c'est une obligation réservée aux pauvres. La dictature est passée aussi par-là. Aujourd'hui, l'égalité des chances est un simple slogan, un leurre auquel personne ne croit. Les solutions ? Elles passent, d'abord, par la restauration d'un système éducatif public de qualité. Aujourd'hui, un fils d'ouvrier a très peu de chance d'être parmi les meilleurs au bac, et d'accéder, donc, aux écoles préparatoires ou à la faculté de pharmacie, ou de médecine. La raison est toute simple. Le volume horaire d'enseignements dispensés aux enfants des privilégiés est le double, sinon le triple, de celui offert aux autres. Il est inutile d'évoquer les autres déterminants sociaux, logement, transport, nutrition, accès aux livres, etc., qui pénalisent les moins nantis. Au début de l'indépendance, la réduction de ces écarts était la priorité et des décideurs et des acteurs. En ces temps troublés, la défense de la Tunisie doit être assurée par tous ses fils. Il n'y aucune raison pour que toute une classe sociale échappe au service national. C'est un aspect essentiel. Nous avons la chance d'être un pays où culturellement les écarts ne sont pas majeurs, même langue, même religion, mais il y a plusieurs sociétés tunisiennes qui vivent côte à côte. Depuis la révolution, nous découvrons tous les jours les méfaits des années de dictature. Mais nous allons continuer à vivre ensemble sous le même ciel, sous le même drapeau. Les succès et les échecs seront ceux de tous les Tunisiens. L'édification d'une société plus juste, où un infirmier mécontent ne pourra plus dire, au président de la République, je ne suis plus tunisien, est à notre portée ! La Tunisie dont nous jouissons maintenant a été bâtie par ses enfants, issus de toutes les classes et de toutes les régions. L'égalité des chances était un choix, elle ne l'est plus aujourd'hui. Nous devons trouver des mécanismes pour restaurer et améliorer ce modèle et faire en sorte que ces élites, aujourd'hui devenues prédatrices, redeviennent des élites édificatrices.