Par Hédi Ben Abbes Jamais une phrase de Paul Valéry n'a eu autant de résonance, autant de profondeur et de subtilité que dans le contexte de la Tunisie d'aujourd'hui. Paul Valéry lui-même ne pouvait imaginer à quel point sa réflexion sur l'obsession de la rentabilité, de la performance à tout prix et sur l'utilitarisme ne pouvait atteindre une telle acuité. Si Paul Valéry voyait dans le diplôme, qui est synonyme de spécialisation, un ennemi mortel de la culture, il voulait tout simplement attirer l'attention de ses congénères sur la compartimentation du savoir, son morcellement et son détachement du réel. La dérive que Paul Valéry craignait était celle du savoir pour le savoir, d'une science sans conscience, du savoir au service du dieu argent, de la rentabilité. Un savoir qui n'est pas au service de l'homme, qui ne voit dans l'homme que son statut de consommateur potentiel d'où la nécessité de répondre à des besoins précis : dis-moi ce que tu consommes, je te dirai qui tu es ! Cette conception très mercantile de l'homme et de son statut s'est traduite dans un système éducatif de plus en plus spécialisé, fabricant des experts de plus en plus pointus dans leur domaine d'activité et paradoxalement de moins en moins connaisseurs de la nature complexe de l'homme, de la nécessité de l'appréhender de mille et une manières, de l'égale importance du matériel et du l'immatériel. Les travaux sur la psychanalyse du début du 20e siècle ont permis de découvrir un autre continent, celui du subconscient et du lien étroit entre le biologique et le psychique. Depuis lors, dans certains pays et notamment les pays scandinaves, plusieurs expériences ont été menées pour adapter le système éducatif à cette nouvelle donne et faire en sorte que l'élève puisse avoir accès à toutes sortes de savoir sans hiérarchisation et permettre ainsi à l'enfant, dès son jeune âge, de comprendre que l'objectif de tout système, c'est ce que le père de la déclaration d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique, Thomas Jefferson, appelait la recherche du bonheur « the pursuite of happiness », que les objectifs matériels bien qu'importants ne peuvent garantir ce bonheur sans prise en considération de la nature profonde de l'humain et de ses multiples besoins. Telle est la tendance dans des pays où le système politique à l'origine de tous les autres systèmes n'a de cesse de s'améliorer pour être réellement au service de l'intérêt général ayant comme finalité le bonheur sinon de tous les citoyens, du moins du plus grand nombre d'entre eux. Aux Etats-Unis d'Amérique, là où la spécialisation tant dénoncée par Paul Valéry atteint des sommets, on assiste depuis plus de vingt ans à une remise en question du système et à sa refonte sur la base d'une conception plus complexe et donc plus équilibrée de la finalité du système éducatif et de sa rentabilité. Aussi, les études des arts et des lettres sont devenues indispensables aussi bien à l'astrophysicien qu'au paysan du fin fond du Kansas. Ce revirement après tant d'années d'obsession de rentabilité témoigne de cette volonté de revenir aux fondamentaux stipulés dans la Constitution de 1787. La question qu'on est en droit de se poser en ce début du 21e siècle, dans cette Tunisie devenue un bateau ivre dans un océan à forte houle, consiste à établir un diagnostic aussi objectif que possible d'un système éducatif aussi obsolète que nuisible. L'ère Bourguiba : la Tunisie postindépendance, sous l'impulsion d'un Bourguiba (appelé dictateur éclairé), a misé sur l'éducation généralisée, sur l'égalité dans l'accès à l'éducation entre filles et garçons au sein d'un système ayant pour objectif le développement humain. C'est cette œuvre majeure de Bourguiba qui a fait de la Tunisie le pays le plus riche en ressources humaines et contribué de manière significative au façonnement du particularisme tunisien mettant fin au tribalisme par la mise en place d'un socle éducatif commun appelé l'école de la République. Cette politique, car il s'agissait bien d'une politique, donc d'une vision, donc d'une conception de l'homme et de sa place dans le monde traduite dans la célèbre phrase tant réitérée par Bourguiba, « farhat el hayet », la joie de vivre, n'est autre que la « pursuit of happiness » de Jefferson. Cette politique basée sur un subtil équilibre entre des valeurs traditionnelles (éducation religieuse) d'un côté et des valeurs modernistes de l'autre (les sciences, les langues) sur fond de sens de la patrie (éducation civique), a permis à la Tunisie de se hisser au rang des nations les plus développées en matière de ressources humaines, selon le PNUD, tout en gardant son particularisme culturel. L'administration et l'économie de la Tunisie ont bénéficié de ce système éducatif dont la colonne vertébrale était le mérite et la valeur du travail. La génération de Bourguiba, celle qui s'était imprégnée de ce système éducatif, a tant bien que mal mis en place les fondements d'une société moderne tournée vers l'extérieur tout en étant enracinée dans sa culture propre. Le bilan de cette politique d'éducation reste largement positif en dépit du peu de moyens dont disposait la Tunisie des années soixante et soixante dix. Si de nos jours nous bénéficions d'une relative paix sociale, c'est parce que le système éducatif a participé de manière significative à la modification des structures sociales et du mode de pensée. Mérite, ouverture, enracinement et compétences, tels étaient les fondements du système éducatif mis en place par Bourguiba. Vint alors l'ère Ben Ali et le début de la décadence et du délabrement de notre système éducatif. Au fondement de ce déclin, il y avait une volonté délibérée de substituer la valeur éducation et le mérite par la seule et unique valeur qui comptait aux yeux du dictateur, à savoir la valeur argent. Le système mis en place consistait à faire en sorte que l'école elle-même devenue un lieu où l'argent circule, où la vocation de certains enseignants n'est plus celle de former une génération à la fois compétente et équilibrée mais plutôt de pouvoir monnayer le peu de savoir qu'on communique à l'élève. Sur le plan politique, Ben Ali n'a cessé durant plus de deux décennies d'introduire des réformes dans le système éducatif dont l'objectif est de satisfaire les parents en bradant les diplômes et en décrédibilisant le service public d'éducation, œuvre de Bourguiba, par l'instauration d'une éducation à double vitesse, celle du secteur privé contre celle du public. Résultat, une flambée de diplômes sans contenu et son cortège de drames, chômage des diplômés, délabrement du système éducatif, disparités sociales, inadéquation entre exigence du marché et les ressources humaines et inversement de la pyramide des valeurs. Les ressources humaines qui furent l'atout majeur de la Tunisie de Bourguiba sont à présent un frein à son développement. Le diplôme chèrement décroché du temps de Bourguiba garantissait une formation solide et donnait à son détenteur la possibilité de contribuer à l'effort de développement national sur la base d'une méritocratie raisonnée dès lors que l'égalité des chances formelle était garantie. Ne revendiquait un droit au travail dans le tertiaire que celui dont le mérite était reconnu par un diplôme digne de ce nom. Les autres ne pouvaient s'en prendre qu'à eux-mêmes pour n'avoir pas fourni suffisamment d'efforts, l'Etat ayant garanti un minimum d'équité en faisant côtoyer sur le même banc d'école le nanti et le démuni, tous puisant dans la même source de savoir. Les autres inégalités sont exogènes au système lui-même, bien que des mesures concrètes furent prises pour tenter de réduire l'écart entre les couches sociales par la gratuité des livres, des cahiers, de l'hébergement et de la nourriture pour les plus démunies d'entre elles. Tout cela a été quasiment détruit par Ben Ali provoquant ainsi une situation inédite : la banalisation, pour ne pas dire la «benalisation», des diplômes au point de leur enlever tout contenu, la vacuité culturelle, et l'incompétence, y compris dans des domaines de spécialités. Il a sacrifié ainsi une génération qui au lieu de s'en prendre à elle-même, se tourne aujourd'hui vers l'Etat pour réclamer son droit au travail arguant du fait qu'elle détient des « diplômes ». Tel est le drame de notre système éducatif. Si la Tunisie de l'ère Ben Ali a vécu sur les acquis du système éducatif de Bourguiba, le départ à la retraite de la génération Bourguiba ne peut être aujourd'hui comblé par la génération Ben Ali, une génération victime d'un système où la corruption, dans tous les sens du terme, a atteint des proportions telles que la Tunisie est aujourd'hui dépourvu de moyens pour assurer son propre développement. Absente du classement de Shanghai des universités, la Tunisie se trouve loin derrière l'Arabie Saoudite, au coude à coude avec la Somalie, rappelant que cette dernière est en guerre depuis plus de deux décennies! Vient alors la courte ère de la Troïka ou plus exactement l'ère Ennahdha car les deux autres partis n'avaient pas droit au chapitre et faisaient plutôt de la figuration s'agissant de la participation à la prise de décision, mais ça c'est un autre sujet qui mérite à lui tout seul toute une analyse ! Cette courte ère Ennahdha a elle aussi contribué à l'annihilation quasi-totale du système éducatif. Si Ben Ali a créé un système éducatif parallèle destiné à ceux qui en ont les moyens, Ennahdha, championne toutes catégories dans les systèmes parallèles de toutes sortes, a introduit et encouragé la création d'écoles coraniques concurrentes (Madrassa à la pakistanaise, véritable bombe à retardement) rompant ainsi définitivement avec le subtil équilibre du système Bourguiba entre modernité et enracinement. On passe alors d'un système dont l'objectif est le développement humain fondé sur des bases républicaines à l'introduction de l'idéologie au cœur du système. Le phénomène des nominations partisanes mis en place est devenu alors l'instrument par lequel l'idéologie est introduite dans le système éducatif sous prétexte que l'école de Bourguiba était d'obédience « laïque » et qu'un « juste » retour aux fondamentaux religieux s'imposait ! Le malheur est que si cette tendance venait à se confirmer dans les années à venir, la Tunisie sombrerait définitivement dans le chaos en créant des schismes au sein du corps social sur fond de disparités sociales, culturelles, et religieuses, sources de tous les drames que nous observons dans certains pays arabes. Face à un tel danger, les orientations et les choix qui seront fait par le ou les prochains gouvernements seront déterminants pour l'avenir économique, politique et culturel de la Tunisie. En effet, le véritable ministère de souveraineté doit être celui de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur. Un seul ministère, une seule stratégie et une cohérence d'ensemble s'imposent si on veut réellement se doter des moyens d'un véritable développement dont les fruits ne seront visibles que dans une vingtaine d'années. Deux décennies est l'échelle de grandeur à partir de laquelle on commence à quantifier les retombées d'une politique d'éducation nationale. S'il y a un seul chantier à attaquer c'est bien celui-ci car il y va de l'avenir de notre pays, des générations à venir, du choix de société, du modèle de développement économique et culturel, de notre sécurité, bref de tout ce qui touche de près ou de loin à la vie de l'homme dans toutes ses dimensions. Pour ce faire, on a besoin d'une vision, d'une stratégie, d'une méthode et de courage politique pour engager toute la nation dans un projet collectif de sauvetage d'un secteur sinistré. Et des atouts la Tunisie n'en manque pas si une telle volonté politique existait. Des infrastructures, bien que délabrées, sont néanmoins présentes et émaillent tout le territoire tunisien, une propension chez le Tunisien à valoriser l'éducation et le savoir, une relative ouverture sur le monde et sur les langues étrangères (bien que sérieusement remise en question), une situation géographique favorable, un système de communication développé (bien qu'anarchique et peu structuré), une structure administrative solide (bien que peu efficace), des ressources humaines exploitables après un tri rigoureux et un redéploiement rationnalisé de ce potentiel. La mise en musique de tous ces éléments dans le cadre d'une politique d'éducation républicaine est une priorité absolue dont l'objectif est de donner à la Tunisie les moyens de son développement économique et humain et d'écarter les menaces d'essentialisation qui nous guettent et de valoriser ce qui fait notre particularisme culturel. La nouvelle Constitution tunisienne clame haut et fort les principes républicains, l'ouverture sur le monde, les libertés fondamentales et notamment celle de conscience, le respect des valeurs universelles, l'égalité des chances, il n'est donc plus question de faire perdurer un système aussi contre-productif qu'injuste. Il est grand temps de faire en sorte que diplôme et culture cessent d'être antinomiques et redeviennent métonymiques.