Par Foued ALLANI Partout, parmi toutes les catégories sociales et dans tous les domaines, les inégalités, conséquences directes d'une politique fondée sur l'injustice et l'exclusion, sont, en effet, chez nous d'une intensité et d'une ampleur révoltantes. Un état voulu et entretenu par les différents groupes dominants et les réseaux d'intérêt qui ont siphonné les richesses du pays et mis la main sur toutes les opportunités de mobilité sociale verticale et qui avaient pour devise : «Se servir et non servir». Un manque de patriotisme et une moralité douteuse chez la plupart des responsables qui ont exploité leurs statuts respectifs pour devenir, ainsi que leurs progénitures, plus aisés, alors que leurs coucitoyens devenaient de plus en plus pauvres. L'exemple le plus révoltant, le plus significatif, le plus honteux est celui de ces personnes aisées ou bien épaulées qui, pour bénéficier des compétences et des équipements lourds des hôpitaux publics y sont directement admises, sans rendez-vous préalable (le simple citoyen doit attendre des mois), bénéficient des soins des meilleures équipes médicales et paramédicales, et d'un traitement VIP dans une chambre individuelle, avec tout le confort souhaité et tout cela et souvent sans rien payer, simple petite illustration des inégalités et des injustices qui étaient le pain quotidien de larges franges de la société. Celle-ci instaurait petit à petit les passe-droits, le népotisme, le favoritisme et la corruption comme règles générales de fonctionnement. C'est-à-dire comme culture dominante. Pour tirer son épingle du jeu, il fallait être, soit influent (cadre ou même un simple agent dans un secteur sensible), soit au portefeuille bien garni. Il suffisait, par exemple, d'être un infirmier dans un hôpital, un agent de police, un greffier dans un tribunal, un agent de la Steg, ou dans une municipalité pour être bien et mieux servi. En retour, c'est le renvoi de l'ascenseur. Les gens passaient donc leur temps à «collectionner» les «connaissances utiles» pour pouvoir résoudre leurs problèmes. Et chaque agent administratif ou de service public faisait tout pour que les usagers qui s'adressent à lui proposent leurs services avant de bénéficier des leurs. Tout était donc faussé et à tous les niveaux. Certains faisaient intervenir leurs connaissances pour parvenir à réorienter leurs garnements, d'autres pour se dérober du fisc ou de la douane. Chacun y trouvait son compte au détriment du simple citoyen et des droits de la communauté nationale. Le comble, c'est que certaines faveurs se faisaient au détriment d'autres personnes et de leurs droits. Un exemple parmi tant d'autres, celui de Lotfi Zayeni, le fameux bachelier injustement privé de ses droits. Orphelin de père, Lotfi était un excellent élève au lycée de Radès. Excellents résultats au Bac (1976 ou 1977), il avait obtenu le droit à une inscription dans une prestigieuse grande école française avec bourse. C'était sans compter les prédateurs, et sa place avait été cédée à un fils à papa. Lotfi fut jeté poings et pieds liés à MP (maths-physique), au Campus (autre aberration du système universitaire), ce qui lui avait fait perdre la raison. Je l'ai connu dans cet état-là en 1979, et tous les étudiants de l'époque souffraient pour lui. Double et parfois triple ségrégation Nous avons déjà vu comment les inégalités entre régions côtières et régions de l'intérieur ont provoqué un gigantestque exode rural, et que ce dernier engendra la perte du secteur agricole, mais aussi la création d'une horreur «rurbaine» appelée Grand-Tunis. Une agglomération surpeuplée d'anti-citoyens qui hape tout (comme un trou noir) qui crée la pauvreté, l'insécurité, et tous genres de gaspillages, tout en creusant fiévreusement le fossé des inégalités socioéconomiques (voir La Presse - Supp économie du 22 février 2011: Dans l'enfer des inégalités). Contrairement aux pays avancés qui, malgré la diminution sensible des populations rurales, offrent toutes les commodités et aides à celles-ci de façon à ce qu'elles vivent parfois mieux que celles dans les grandes villes, les pays subissant le mal-développement, comme le nôtre, ont tout fait pour abandonner les populations qui ont pu, malgré tout, résister à l'exode. Certains se rappelleront de cette triste anecdote qui défraya la chronique au milieu des années 70 et qui fera par la suite l'objet d'une thèse de doctorat en médecine. C'est l'histoire d'un jeune, issu d'une famille rurale, qui décida, après avoir obtenu sa maîtrise de français, de retourner au village et de travailler la terre de ses aïeuls. Eh bien, il fut traité de dérangé par sa famille et jeté par elle dans l'hôpital psychiatrique de La Manouba. Un exemple qui illustre bien l'esprit qui régnait et qui règne encore aujourd'hui à l'égard des études et de notre rapport avec la terre (dont le travail est destiné, hélas chez nous, pour les ratés). La famille voulait donc que son fils travaille comme professeur, motif de fierté et non revenir à une situation misérable et précaire (un non-statut à la place d'un statut). Ce dernier aurait dû suivre non des études de français, mais d'agronomie. Ce qui est un autre problème relatif aux politiques infructueuses de l'enseignement pratiquées sous nos cieux depuis l'Indépendance. Mais le plus criminel restera sans doute le triste dénouement dans lequel baignent les zones rurales des régions intérieures. Doublement pénalisées. Comme le fait d'être une femme noire immigrée aux Etat-Unis. Ségrégation double et même triple. L'injustice est tellement flagrante dans ces zones-là que celles-ci sont devenues totalement dépendantes des pays voisins. Là les populations tentent tant bien que mal (plutôt mal) de se débrouiller grâce au trafic transfrontalier (création du non-citoyen). Un véritable crime contre les populations de ces contrées dont certaines sont allées et à plusieurs reprises jusqu'à proclamer leur appartenance aux pays limitrophes (l'autre forme de l'émigration clandestine). Dans notre prochain article, nous parlerons du fléau qui a transformé les grandes sociétés nationales en machines à faire employer les enfants du groupe dominant et de leurs serviteurs, au détriment de la justice, l'égalité des chances et de l'efficacité.