Dix ans déjà. Mohamed Mahfoudh nous avait quittés en coup de vent. Encore jeune, au faîte de son art, intrépide, son sourire narquois contrastant avec son éternel regard de grand angoissé grave Pour des générations de jeunes journalistes, ce fut l'incomparable patron. Compagnon d'armes de Amor Belkhiria, Flavio Ventura, Moshe Madar, Slah Maaoui, Abdelhamid Gmati, Moussa Farhat, Cherif Arfaoui et bien d'autres. Il est des morts qui ne vous laissent guère indemne. Mohamed Mahfoudh est parti trop tôt. Et depuis, certains d'entre nous éprouvent l'amertume d'un persistant regret. Je pense à Erik Orsenna rendant hommage à Bertrand Poirot-Delpech : «Quand un grand frère s'en va, les mercis reviennent. Les mercis qu'on n'a pas dits. Ou mal dits. Ou trop bas. Ou trop tard...Quand un grand frère s'en va, on se sent comme un trou dans l'épaule droite. C'est là que, depuis près de trente ans, tu posais ta main de grand frère...» Je l'avais rencontré à la rue qui s'apparente dans ma mémoire au boulevard de l'Encre (la rue Ali Bach Hamba), dans les locaux de La Presse, au début des années 80. Tout jeune, je l'admirais déjà de loin au café l'Univers. Il n'en finissait guère de s'y adonner à son art favori. Causer — c'était un conteur hors pair — s'emporter, séduire; chanter, c'était un fan invétéré de Abdelwahab; passer du journalisme à la littérature, puis à la poésie, et de Nazim Hikmet au théâtre et au cinéma. Il pouvait discourir de Pasolini, de Fellini ou de Youssef Chahine une après-midi durant, en usant de tous les charmes et subterfuges du conte oriental. Le cinéma mondial dont il était l'un des plus grands connaisseurs et spécialistes. L'enfant des îles Kerkenna affectionnait le 7e art — c'était aussi un scénariste talentueux — il l'adorait même. Il a réussi à inoculer son virus des feux de la rampe à Samira Dami, une autre enfant des îles. Un soir, au café l'Univers, il improvise un bout de poème prémonitoire, en présence d'un autre escrimeur de la plume, Bady Ben Naceur. «Et zut, par Belzébuth, j'ai fait une chute, dans l'éternité» qu'il y disait. Et puis, Mahfoudh, comme on l'appelait communément, était un reporter comme il n'y en avait pas deux. Il avait érigé son art du reportage et de l'humeur en métier de pointe. Tout Tunis et bien au-delà attendait sa fameuse chronique dominicale. Une écriture émotionnelle, impressionniste, qui donnait le vertige. Comme l'a dit Jean Lacouture à propos d'Albert Londres : «L'alliage constant de la générosité du cœur, de l'acuité du regard, du chant de la phrase ou de l'éclat (parfois clinquant) de la formule». Et puis il avait un don pour la titraille unique, voire inédit. Ses fameux titres sont de véritables pièces d'anthologie, tel «la guerre à huis clos» sur la première guerre du Golfe, ou «vol au-dessus d'un nid de cocos» sur l'Urss, «un cheval dans une cathédrale», sur la pièce Arab du Nouveau Théâtre, et j'en passe. Mohamed Mahfoudh n'était pas un simple journaliste. C'était un système, un homme à compartiments. Et surtout, un éternel insatisfait. Ses éternels yeux rieurs trahissaient parfois son angoisse épanchée en profondeur telle une pliure secrète. Il n'avait de cesse d'ausculter, à brûle-pourpoint le plus souvent, la perception de ses articles auprès des autres. Si profonds soient-ils, les mots trahissent les sentiments. Adieu grand frère, adieu l'ami. J'amorce la chute de mon article en citant Platon dans l'Apologie de Socrate. Je vois d'ici tes yeux rieurs, ta moue malicieuse puis les halls d'ombre qui préfigurent ton angoisse : «Mais voici l'heure de nous en aller, moi pour mourir, vous pour vivre. De notre sort ou du vôtre, lequel est le meilleur ? Personne ne le sait si ce n'est la divinité». Et c'est fini. A notre très cher et regretté Mohamed Que peut-on dire dix années après ton départ pour l'Au-delà ? Tout simplement que c'était hier, peut-être bien quelques heures. Très cher Mohamed, il est difficile d'oublier l'époux et le père que tu étais ; il est difficile d'oublier les moments agréables que nous avions vécus ensemble. Mohamed, tu es dans un autre monde, loin de nous, mais tu continues à vivre au plus profond de nous. Il est vrai que le temps passe et calme la douleur, mais il n'éfface jamais la blessure. Nous te porterons en nous jusqu'au dernier souffle de chacun de nous. Mohamed, tu es certainement dans un monde meilleur, et c'est notre souhait. Repose en paix, tu es inoubliable. Nous invitons tous les amis, qui t'ont connu, à prier, avec nous, pour toi en ce jour de commémoration. Ta femme Essia, tes enfants Maysem, Ramsès, Néjib et tes petits-enfants