Le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (MuCEM) consacre son espace du Fort Saint-Jean à trois photographes et à deux vidéastes tunisiens. L'exposition temporaire «Traces II. Fragments d'une Tunisie contemporaine» a ouvert ses portes au grand public marseillais le 4 novembre et se poursuit jusqu'au 29 février 2016. L'événement a débuté le 13 mai dernier à Marseille, avec la présentation des œuvres de Héla Ammar, photographe et plasticienne, Zied Ben Romdhane, photographe, Fakhri El Ghezal, photographe, Souad Mani, vidéaste et Ismail Bahri, vidéaste autour d'une exposition intitulée : «Traces I. Fragments d'une Tunisie contemporaine». Mais pour la commissaire tunisienne de l'exposition, Sana Tamzini, elle-même artiste, ancienne directrice du Centre d'art vivant du Belvédère et nouvellement directrice des arts plastiques au ministère de la Culture, le nombre de cinq plasticiens ne suffit pas pour donner à un public étranger une idée sur la diversité et la richesse des démarches et écritures contemporaines tunisiennes, notamment celles focalisées sur l'image. D'où l'idée de diviser l'évènement en deux parties et d'inviter pour cette deuxième partie de l'exposition les artistes Faten Gaddes, Wassim Ghozlani, Wadi Mhiri et Houda Ghorbel et Augustin Le Gall. La seconde saison de «Traces» a été inaugurée le 4 novembre dans un espace historique, le Fort Saint-Jean, relié par une passerelle au MuCEM, le nouveau musée national français, ouvert en 2013. Justement c'est le lien du présent avec le passé qui représente le fil conducteur de l'exposition. Un lien ténu, réduit parfois à sa moindre expression : le souvenir seulement. Et d'autres fois heureusement aux marques que laissent les œuvres de lieux, d'événements et de vécus anciens. Mais les œuvres peuvent aussi s'effacer dans un pays qui n'a pas encore érigé de musée d'art moderne, ni contemporain pour donner de la pérennité à la production de ses créateurs... Mémoire, disparitions et réapparitions «A chaque fois que nous sommes allés, Sana Tamzini et moi, à la rencontre des artistes tunisiens, ils nous ont parlé de mémoire, de disparition, de repères en voie de déperdition, de leur refus de faire tabula rasa dans leur rapport avec le contexte dans lequel ils vivent. C'est une préoccupation quasi générale, qui fait sens dans la même exposition et qui nous a servi de liant entre des approches artistiques différentes», souligne Thierry Fabre, le commissaire français, également responsable du département du développement culturel et des relations internationales du MuCEM. Il est vrai, que se faisant pourtant face, rien ne lie les sept photos intitulées «Les Temps modernes», de Faten Gaddes et la vidéo «Perles de famille», de 7 mn de Wadi Mhiri et de Houda Ghorbel. Le travail de F. Gaddes, profondément esthétique, restitue le vacarme d'une usine en voie de démantèlement : le bâtiment monumental de la Centrale électrique Steg de La Goulette, vieille d'un demi-siècle, rasée sur ordre présidentiel en 2009. Fascinée par ce lieu depuis son enfance, l'artiste, à l'origine architecte d'intérieur, passera trois mois dans les entrailles de ce bateau ivre, de cette «bête déchiquetée», selon ses mots à capter ses lumières, ses mystères, son âme, son histoire, son génie. «Ce lieu de mémoire est une merveille, qui aurait pu devenir un musée d'art moderne», regrette la photographe. Très tendre, intimiste, caressant le regard du spectateur, habillée de féminité et d'émotion contenue... c'est ainsi que se présente l'œuvre du couple dans la vie —depuis plus de vingt ans— et dans l'art— depuis peu de temps— formé par Wadi Mhiri et Houda Ghorbel. Elle est peintre, céramiste et sculptrice, lui styliste, photographe, designer. Tous deux sont passionnés d'architecture, d'installations, de vidéo... d'art contemporain sous ses différentes coutures. «Perles de famille» ressuscite leur univers familial qui, illustré par des photos de mariage, de naissance, de fête de l'Aïd, de premier jour d'école et de deuil, apparaît et disparaît au gré d'un mouvement de la main qui roule les grosses graines de semoule, la mhammsa. La main déplace délicatement les perles blanches sphériques et dévoile des instants de vie, des souvenirs, une mémoire... Des photos pour seuls repères... Plus loin, Wassim Ghozlani expose ses «Fragments de révolution». Six photos en noir et blanc captées entre janvier 2011 et février 2011, célébrant les lieux emblématiques où s'est déployée la colère des Tunisiens contre la dictature de Ben Ali : l'Avenue Bourguiba et La Kasbah. Mais entre-temps, tous les graffitis et slogans qui ont habillé les murs de la Kasbah lors de ses deux fameux sit-in ont été effacés par les autorités. Cinq ans après le 14 janvier, seules les images préservent l'Histoire, incarnent ses archives vivantes, voire son musée itinérant. «La série "Fragments d'une révolution" s'inscrit d'abord dans un devoir de mémoire. En effet, c'était pour moi à la fois important et évident d'agir dans l'urgence afin de sauvegarder une trace des événements, manifestations et autres rassemblements qui ont suivi le déclenchement de la révolution en Tunisie», témoigne Wassim Ghozlani. Le parcours de «Traces II» s'achève sur les portraits d'Augustin Le Gall, photographe et ethnologue français, installé en Tunisie depuis 2011 et féru de culture traditionnelle soufie. La série de photos frontales et théâtrales, présentées sur un fond noir, scelle l'histoire d'une amitié entre l'artiste et son modèle, un des derniers arifa (guérisseur) du culte stambali de la communauté noire de Tunisie. Le guérisseur qui s'est prêté spontanément au jeu du photographe arbore ici ses multiples identités surnaturelles. Un pan entier de la culture populaire va probablement s'éteindre après la disparition du gardien du dernier sanctuaire dédié à ce culte... Mais le clou de l'exposition est incarné par une trace de temps plus anciens, conservée par la Fondation Beït el Bennani. Il s'agit de six plaques en verre sur le thème de la médina de Tunis, jamais encore montrées au public, signées par un des premiers photographes tunisiens, Abdelhak El Ouertani. Formé à la photo par les frères Lumière à Lyon, en 1892, A. El Ouertani a mené une campagne en Tunisie en 1894, avant de disparaître brutalement en 1896. «Il était grand temps de donner un visage et un nom à celui qui n'était jusqu'ici qu'un "photographe indigène", selon le phrasé du discours colonial», écrit Thierry Fabre dans le catalogue de l'exposition. Les œuvres des artistes de Traces I et II traverseront après la fin du mois de février 2016 la rive sud de la Méditerranée, fusionneront en une seule exposition pour élire domicile à l'Institut français de coopération (IFC). Olfa Belhassine