S'il y a un dossier relégué au second plan et sans suite, c'est bien celui des martyrs et blessés de la révolution. Et malgré les promesses répétées de la secrétaire d'Etat chargée du dossier, la liste définitive des victimes n'est pas encore établie. Quitte à voir certains noms déjà inscrits effacés complètement. Et pour cause. L'association des familles des martyrs et blessés de la révolution Awfia, fidèle à ses principes, n'a pas cédé au fait accompli. Hier, elle s'est affranchie de son fardeau émotionnel pour sortir de son silence, en organisant une conférence de presse à Tunis, intitulée «On refuse que les martyrs soient trompés encore une fois ». Avec le soutien de la coalition civile Insaf. Pour Mme Lamia Farhani, avocate et présidente de ladite association, il n'est plus question de laisser ce dossier servir de fonds de commerce aux intérêts étriqués. Mais, pourquoi y revient-on maintenant ? La raison est de ne pas accepter que cette affaire soit, de nouveau, soumise à la justice militaire. Et d'annoncer qu'une séance d'audition aura lieu, aujourd'hui, au tribunal militaire de Tunis pour l'examen de ce qu'on appelle les procès de Thala et Kasserine. Quant aux martyrs du Grand Tunis, le procès a été fixé à jeudi prochain. Ces manœuvres dilatoires, juge-t-elle, ont l'intention de détourner ce dossier et confisquer les droits des martyrs. D'autant que certains d'entre eux risquent de ne pas figurer encore sur la liste finale des victimes que la secrétaire d'Etat, Mme Majdoline Cherni, compte publier dans les jours à venir. « Les rayer d'un simple trait n'est pas juste, et encore moins judicieux», s'indigne-t-elle. Car ce n'est pas la bonne voie pour la justice transitionnelle. L'instance vérité et dignité (IVD) a été elle aussi remise en cause, accusée d'avoir gardé le silence, sans pouvoir agir dans le bon sens. Alors que ce dossier relève, à vrai dire, de son ressort et qu'elle devrait assumer son entière responsabilité devant la loi l'organisant. Celle-là stipule que l'IVD est appelée à l'examiner pour le transférer auprès des juridictions spécialisées auxquelles revient le dernier verdict. Ce qu'on reproche au processus Pourquoi alors revenir au Tribunal militaire, celui dont tous les jugements déjà prononcés ont fait l'objet de multiples recours ? Et pourtant, l'on assiste encore à un jeu de politiciens et de sécuritaires qui voudraient maintenir la pression sur le processus judiciaire. « Les familles des martyrs et blessés de la révolution en ont ras-le-bol. Ce matin, nous allons observer un sit-in devant le siège de l'IVD à Montplaisir, en signe de protestation contre son mutisme, pour lui demander la suspension des audiences jusqu'à l'installation des chambres judiciaires spécialisées dans la justice transitionnelle», déclare-t-elle, en conclusion. Dans son intervention, le magistrat Ahmed Rahmouni, président de l'Observatoire tunisien pour l'indépendance de la justice a, lui aussi, considéré inadmissible qu'un tel dossier à caractère civil soit tranché par une instance judiciaire militaire. De son avis, cela paraît paradoxal, ce qui fait que les tribunaux non spécialisés le sont aujourd'hui, s'appropriant le droit de se prononcer sur les affaires des victimes de la révolution. Ce qui va impacter la démarche de la justice transitionnelle. Et là, s'interroge-t-il, comment va se comporter l'IVD face à toutes ces dérives et difficultés? M. Rahmouni a, de surcroît, évoqué le soutien judiciaire à consentir aux familles des martyrs pour les aider à recourir à la justice (consultations et orientations juridiques, droit de défense..), afin qu'elles ne soient pas livrées à leur sort. Il a reconnu l'échec du processus révolutionnaire, estimant qu'il n'y aura plus une réelle transition démocratique sans connaître la vérité des faits. Bombe à retardement ! Sur un brin d'optimisme, Dr. Kamel Gharbi, président du Réseau tunisien de la justice transitionnelle, a tiré un résultat de ce débat : la révolution retient encore son souffle, tant qu'il y a qui la défend et plaide en sa faveur. « De même, les vérités seraient un jour dévoilées. Seulement on devrait faire preuve de persévérance, sans jamais lâcher prise jusqu'à ce que justice soit rendue à toutes les victimes», réplique-t-il. A propos de l'affaire en question, il a relevé que la justice militaire fait montre de sa dépendance au pouvoir politique, soit au ministère de tutelle, aujourd'hui, pointé du doigt pour son ingérence qui a vidé le dossier de son sens. Ironie du sort, l'inculpation d'homicide volontaire a dégénéré en meurtre par erreur. En outre, il a lancé un appel aux avocats de la défense les incitant à honorer leurs engagements à ce niveau. Et de poursuivre qu'on ne reste pas les bras croisés. Selon lui, le dossier des martyrs est une bombe à retardement, dans le sens où l'IVD devrait prendre les choses en main. «Aujourd'hui, on aura une rencontre avec sa présidente, Mme Sihem Ben Sedrine, pour lui demander d'accélérer le rythme», renchérit M. Gharbi.