Directeur de la galerie Aïn, Mohamed Ayeb est fidèle à des valeurs que l'évolution du marché de l'art tend souvent à bousculer : un intérêt particulier à la qualité des œuvres, un attachement profond à des peintres dont la vocation de la galerie est d'accompagner leurs auteurs sur la durée, une ouverture sur les jeunes talents, et surtout l'accueil d'un public encore récalcitrant. La galerie fête en 2016 son trentième anniversaire. La galerie Aïn existe depuis 1986 au Kram. A-t-elle contribué au développement des arts plastiques ? Le Kram est mon quartier. J'y ai créé Aïn, il y a 30 ans. Je crois que je n'ai pu faire grand-chose pour attirer les visiteurs du quartier. Pourtant, la galerie est ouverte du matin au soir de 8h00 à 20h00. Ceux qui vont à la plage, à l'école, au marché ou à la mosquée passent par la galerie. Lorsque les voisins ouvrent leur fenêtre, ils voient la galerie. La galerie est située dans un complexe résidentiel comprenant environ 200 appartements où habitent à peu près 800 familles. Or, il n'y a que quelques voisins qui viennent dans cet espace d'exposition. Cela constitue un gros problème. Que faut-il faire pour toucher les habitants du quartier ? Et que faut-il entreprendre pour arriver à capter leur attention. Comment créer le besoin ? Ce sont des questions qui me taraudent tout le temps. Quel est donc le public qui se rend à la galerie ? C'est un public qui vient de loin: Carthage, Gammarth, Menzah, Manar, Sousse, Hammamet, Monastir, etc. Mon souci est d'arriver à sensibiliser le public aux arts plastiques ; essayer de lui communiquer l'information. Il y a sans doute lieu de refaire le travail des 50 dernières années pour créer un public pour la culture. Il faudrait commencer à prendre en charge le public dès l'enfance et le former aux arts. Les parents et les enseignants ont leur part de responsabilité dans la formation des enfants à la culture. On est à une époque où la culture est égale à la nourriture. Comment la galerie survit -elle aujourd'hui ? Je n'ai vraiment pas à me plaindre. La galerie a vécu de belles années. A l'heure actuelle, c'est la crise générale qui touche tout le monde. Ça n'empêche que nous pouvons compter sur des amis qui soutiennent l'art. Le ministère de la Culture est présent à travers la Commission d'achat qui rend visite aux expositions. On peut mieux organiser les événements pour soutenir davantage les espaces culturels en général pour qu'ils restent ouverts et continuent leur mission et sensibiliser plus de public dans les quartiers. Une galerie dans un quartier, c'est l'équivalent d'une maison de culture ou d'une salle de cinéma. Ce sont des signes qui ne trompent pas pour réussir à attirer le public. Les collectionneurs se rendent-ils dans la galerie Aïn et qu'est-ce qu'ils achètent comme œuvres d'art ? Les collectionneurs sont variés dans leur choix. La plupart s'intéressent au figuratif. En général, ils s‘intéressent à toutes les générations confondues. Le beau travail et la qualité priment. On vit une époque de transition entre la période des années 60/80, celle de l'indépendance. Depuis les années 60, avec l'école de Tunis puis le groupe des années 70 et les artistes des années 80 qui ont marqué la place. Depuis les années 2000, il y a eu une nouvelle vague, celle de l'art contemporain qui a marqué un tournant. On est en train de vivre un bouillonnement culturel. Il y a un grand nombre de plasticiens, des diplômés des écoles d'art. Il existe une quinzaine d'écoles d'art dans la république alors qu'autrefois, il n'y en avait qu'une seule. Le niveau académique est intéressant. Reste que l'artiste doit toucher le public et trouver un collectionneur, c'est un long chemin à faire. Il y a lieu de s'entraider avec les institutions financières et universitaires ainsi que le milieu des affaires. On est tous appelés à se tenir la main pour promouvoir les arts en tant que produit d'investissement où il faut prendre des risques, car malgré la crise, les prix des œuvres d'art plastique ne chutent jamais. Preuve à l'appui l'une des œuvres de Modigliani s'est vendue récemment à des centaines de millions d'euros. Vous êtes fidèle à quelques artistes peintres. S'agit-il d'affinités entre vous ? J'ai démarré avec des amis de ma génération des années 60/80 : Hnène, Sarfati, Mtimet, Chouchène, Sassi, Bouabana, Megdiche, sans oublier la nouvelle génération d'artistes et les derniers nés. Je suis toujours à l'affût de nouveaux créateurs. Mais je tiens aux rendez-vous annuels avec les artistes. On est fidèles les uns aux autres. C'est une amitié de longue date. Il y a un intérêt commun pour fidéliser un public et promouvoir davantage les œuvres. Ce n'est pas une mauvaise chose que la galerie ait ses artistes et que le public sait où trouver l'artiste qu'il cherche. On appelle cela écurie. Une galerie qui n'a pas ses propres artistes n'est pas encore confirmée. Quelle place faites-vous à la photographie, vous, qui êtes photographe ? L'espace Aïn est un atelier de photographie plastique. Je l'ai voulu dès le début. Mon idée était de monter une galerie où je travaille et expose mes travaux. La photo tient une grande place dans ma démarche artistique dans cet espace. La photo se porte très bien en ce moment chez nous, surtout la place qu'elle a prise dans la vie quotidienne des tunisiens depuis la révolution et le nombre de photographes s'est multiplié. Le choix reste de faire la part des choses. On a des spécialités dans ce domaine, d'autant plus que depuis les années 80, la discipline a rejoint les écoles d'art et est devenue matière d'enseignement ; mieux, elle est devenue une spécialité et dispose d'un diplôme comme le reste des disciplines. Difficile maintenant de trouver des créateurs dans la matière mais je reste tout de même confiant. La photo rejoint le bouillonnement de culture que vit le pays. Il y a la possibilité d'exposer chaque saison à Aïn. J'ai constitué un petit noyau de recherche de photographie plastique fruit de cette évolution avec des chercheurs et enseignants. Encouragez-vous les artistes en début de carrière et quel regard portez-vous sur les jeunes talents ? La galerie Aïn est ouverte pour garder un lien avec les générations. Dans une exposition, on peut trouver différentes générations pour montrer l'évolution des arts plastiques en Tunisie. La nouvelle génération c'est l'avenir. Mais j'exige beaucoup de ces jeunes et j'appuie la qualité du travail.