Nom: Mahmoud Chalbi, métier: biologiste et plus encore... Il y a, de l'autre côté du miroir, son autre lui, l'agitateur culturel, «artophage», mangeur d'art et insatiable touche-à-tout. Mahmoud Chalbi ou Mach comme l'appellent ceux qui le connaissent et dont le nom est associé aux arts plastiques est poète, éditeur, photographe, plasticien, esthète, critique mais surtout «pragmachiste» comme il se plaît à le dire. Membre fondateur du syndicat des métiers des arts plastiques, il «anime ses amis» depuis 1997 à l'espace Aire Libre d'El Teatro et dirige, depuis 5 saisons, les printemps des arts au Palais Abdellia. Les sentiers, il ne les aime pas battus, se dit pour la pluridisciplinarité et contre toute forme d'interventionnisme dans la culture tunisienne. Il est surtout un incessant nomade du quotidien qui ne s'arrête pas au rôle donné par la société du spectacle, qui ne veut pas se placer mais a envie d'être. Dans son parcours l'insaisissable Mach, tel un petit Poucet, a semé plein de traces que l'on tente de recueillir à travers cet entretien. Il y a eu d'abord l'édition? A 18 ans je me suis éveillé à la littérature, à la poésie, celle des maudits, de Baudelaire, de Rimbaud et du surréaliste Artaud. Après le lycée (Carnot), c'était la découverte de la littérature arabe et tunisienne d'expression française. Par la suite, ce sont mes multiples rencontres qui ont nourri mes projets. De retour à Tunis après deux ans passés en France, j'ai découvert Tunis et sa vie culturelle, j'ai retrouvé aussi d'anciens camarades de lycée, comme Hatem Bouriel qui avait fondé à l'époque les éditions «Parenthèses». Tout en menant une vie de bohème et de consommateur culturel, je voulais structurer tout cela et satisfaire, à la fois, mon envie de m'exprimer. Je me suis alors mis à l'édition avec Hatem Bouriel en fondant La Nef éditions, on était au début des années 80 et j'avais alors 27ans. On avait publié, entre autres, Tarek Chaaben, Ridha Kéfi, Sophie El Goulli mais aussi mon premier recueil de poésie «Passage d'un oiseau libre». Il y a eu aussi (et encore aujourd'hui) Mach le photographe… Baigné de littérature (dédaignée au lycée), je me suis essayé à la photographie et j'en avais fait une spécialité en investissant les plateaux de théâtre et en photographiant les répétitions et autres représentations. J'étais alors (et jusqu'en 2000) la référence en matière de photographie de plateau de théâtre. J'avais commencé avec la pièce d'Ismaël Bacha dont les clichés ont été présentés à l'ouverture de l'espace «Aire libre» d'El Teatro en 1987, dans ma première exposition personnelle que j'avais intitulée l'année dernière «Chez Ismaël Bacha». J'aurais pu en faire une carrière mais à l'époque et vu le manque d'espaces de diffusion et de publication, il n'était pas évident d'en faire son métier. Et El Teatro est entré en jeu et avec lui l'animation artistique… Oui, enfin pas d'une manière directe. Il y a eu toujours une succession de rencontres, de projets, une chose menant à une autre. La consommation de la littérature menant à l'édition, qui, elle, a mené à la photographie. Mangeur d'images et faisant partie de la première génération télé et outre la consommation instantanée de l' image, j'étais un adepte, comme tant d'autres jeunes de l'époque, des illustrés (la littérature des pauvres). J'avais et j'ai toujours eu un rapport ludique aux images. Le ludisme, d'ailleurs, est un mot que j'affectionne, le nomadisme aussi... D'ailleurs, c'est ce nomadisme qui a fait, entre autres, que tu sois «agitateur culturel»? Oui, je vais y revenir! J'ai tendance à m'éparpiller dans le discours et il faut me suivre un peu (il sourit). Avec la photographie, il y a eu aussi le dessin et la peinture, nourris par la consommation culturelle de qualité. De nouveaux espaces d'art ont commencé à voir le jour, c'est le cas de la galerie «Aïn», inaugurée en 1986, qui se voulait au départ complètement dédiée à la photographie. J'ai profité pour exposer, à cette époque, en participant à une exposition collective de photos dans cet espace et à une autre, collective également, de peinture, à l'espace d'exposition du peintre Aly Issa que j'avais rencontré la même année. On a commencé par me consulter pour des expositions et je proposais des noms, ce fut le cas de Ahmed Zalfani et Mohamed Ali Belkadhi. En 1997, j'ai pris la charge totale de la galerie, c'était surtout pour pallier ce manque d'être exposé chez les «bons» galeristes qui se contentaient à l'époque de laisser venir, loin de toute dynamisation. J'ai relancé des idées fondamentales et fondatrices, celle du baz'art de dimanche (au départ) ouvert à tous et à tous les genres dans une idée de vulgarisation de l'art et les expositions thématiques, une innovation à l'époque qui a permis la révélation de jeunes plasticiens. Qu'est-ce qui se faisait, à l'époque, en matière d'expositions d'art? Les expositions tournaient essentiellement autour de l'école de Tunis, bien qu' avant moi il y ait eu aussi la galerie Chiyem (El Menzah5) qui a lancé la notion de thématique. Moi, j'ai toujours prôné une culture de résistance hors des sentiers battus, les expositions à thèmes et le baz'art étaient des tentatives de vulgarisation de l'art mais aussi des moyens pour ouvrir l'espace aux jeunes qui voulaient montrer leurs essais. Ce fut le cas de Mohamed Ben Slama qui s'est ramené un jour, un tableau à la main, au Baz'art, et qui est devenu maintenant un artiste renommé. Tu es donc une sorte de chaperon pour ces artistes? Il y a d'abord et surtout un espace d'échange très important qui se crée entre nous, j'apprends d'eux et ils apprennent de moi. Il y a aussi l'amour et l'amitié qui entrent en compte. Je ne suis pas un galeriste mais un artiste qui anime ses amis; après, ce qui compte c'est qu'ils puissent voler de leurs propres ailes. Justement, voler dans quel ciel et dans quel marché? Le marché de l'art chez nous est occulte mais paradoxalement évident. Les vrais collectionneurs sont apparus dans les dix dernières années. Avant, il y avait des «bourges» qui achetaient surtout des «Ecole de Tunis». Et la commission d'achat dans tout cela? La commission, dont j'étais membre en 1997, est, souvent, un élément «fausseur» par rapport à la cote de l'artiste. Elle achète de la qualité pour la collection de l'Etat. Une collection conservée d'ailleurs, et ce n'est un secret pour personne, dans de très mauvaises conditions. Ça remet au goût du jour le débat sur le projet du musée d'Art moderne de la Cité de la culture et sur l'infrastructure des espaces d'exposition en général? Pour ce qui est des espaces d'exposition, il faut un réel débat décisif pour déterminer les orientations fondamentales et fondatrices par rapport à une histoire de l'art et la forme. Pour certains «historiens» de l'art tunisiens, on en est encore à la «peinture», cela peut, peut-être, s'expliquer par la nature de certains espaces qui sont faits avec des cimaises. Reste aussi que pour une galerie privée l'important est de vendre; des fois, l'infrastructure importe peu. Et l'Etat par rapport à cela? L'Etat a un déficit de l'imaginaire. Il n'y a qu'à voir ce qu'on fait des espaces culturels disséminés dans toutes les régions et déviés de leurs fonctions d'origine. Pour revenir au privé, il faut noter que de nouveaux espaces privés ont vu le jour ces dernières années et sont dans une optique de modernisation. Revenons-en au musée d'Art moderne. Certains espèrent toujours la concrétisation de ce projet qui est un moyen de vulgarisation de l'art, une vitrine du «faire» tunisien, une référence pour les étudiants en art qui manquent terriblement de supports visuels quand il s'agit de notre histoire de l'art. La revendication de ce genre d'espace est une vieille histoire entre les artistes tunisiens et l'Etat. Dans l'historicité, il y a toujours eu un combat de générations. Justement pourquoi alors, depuis le temps, le projet ne s'est pas concrétisé ? Avant c'était l'Ecole de Tunis qui a bloqué cela pour ne pas montrer les autres et pour perpétuer ce monolithisme du discours. Pour ce qui est du projet de la cité de la culture, c'est un projet qui se voulait grandiose, d'ailleurs je reproche à des personnes telles que Mohamed Zine El Abidine d'avoir joué le jeu pour finir à la botte de l'ancien système. Au final on s'est retrouvé avec un espace qui est difficilement rattrapable. C'est là qu'entre en jeu le syndicat des métiers des arts plastiques pour structurer le secteur? Je n'aime pas parler de secteur, je préfère parler d'arts plastiques. Le SMAP s'est fait dans une initiative informelle avec des débats spontanés puisant dans la une réalité. L'idée de le fonder est venue d'une constatation que j'ai vécue personnellement par rapport à une dérive fomentée par certains acteurs universitaires membres de l'Union des artistes plasticiens tunisiens (UAPT) dont l'histoire mouvementée est liée aux abus et autres privilèges de certaines personnes. Le syndicat est entré en jeu en 2009 pour défendre le métier. C'est-à-dire.. Assurer un statut pour les artistes plasticiens, changer les textes de lois qui régissent le métier et qui s'articulent essentiellement autour de la commission d'achat, la cité des arts et toutes les expositions à l'étranger. Comment le dernier ministre de la culture Ezzedine Bach Chaouech a-t-il répondu aux attentes du syndicat? Le dialogue s'est ouvert avec ce dernier, même s'il n'y a pas eu totalement de suites pragmatiques. Il y a eu des petits acquis qui font que maintenant le syndicat est représenté dans la commission d'achat. Qu'en est il actuellement? Un manifeste collectif va bientôt voir le jour, réunissant les trois associations importantes qui opèrent dans les arts plastiques à savoir l' Uapt, le Smap, la fédération tunisienne des arts plastiques (Ftap) avec l'association des jeunes artistes plasticiens et des associassions régionales et qui doit déterminer les spécificités de chaque association pour promouvoir les arts plastiques. Quel rôle a joué le syndicat dans la «révolution»? Le syndicat a été actif dans la pré-révolution avec une présence sur le terrain. Pour dépasser le premier degré, je pourrai parler de la lame de fond, dans le sens syndical et culturel, qui a alimenté les mouvements de contestations. D'ailleurs, certains de ceux qui sont au pouvoir maintenant n'ont rien à voir avec cela. De ces moments de révolte collective, je garde une forte émotion des manifestations qui ont eu lieu à la place Mohamed Ali. Quels apports pour l'art? Avec cette nouvelle génération de la révolution nous sommes sortis des académismes et l'homme artiste s'est libéré. On peut parler d'un nouveau langage plastique celui du street art (graffitis, performances, flash mob, tag...). Il y a eu aussi cette ouverture sur les quartiers populaires, sur un art plus accessible même si la pointe des arts plastiques demeure, selon moi, toujours élitiste en tenant en compte des critiques et des collectionneurs de l'art. Maintenant, reste à savoir comment cela va être récupéré par le marché de l'art. Toujours est-il que la rue doit et va remplacer les maisons de la culture. Justement, la rue n'est pas toujours preneuse, tu en as fait l'expérience lors d'une performance devant la salle de l'information. Ce qui s'est passé en réaction à la sculpture de Najet Ghrissi était une censure de la rue et non une censure salafiste comme il a été dit. La manifestation s'est faite dans le cadre d'une action du syndicat qui voulait relancer la salle de l'information. Les fauteurs de troubles, je ne les qualifierai pas de salafistes mais plutot de bandits manipulés. Mais au-delà de la polémique, ne dit-on pas que l'art propose et la rue dispose. D'ailleurs, dernièrement, la sculpture d'un cheval proposée par la même artiste à Gafsa a disparu. Cela appelle à méditer. Et demain sera fait de quoi? De cette énergie réelle qui est celle des jeunes, chez cette tranche éveillée qui a été jusqu'à maintenant jusqu'au bout de ses convictions. Aujourd'hui, cette jeunesse a l'intelligence pour pouvoir relancer les choses. La société de spectacle que nous sommes en train de subir et dans laquelle on a été pigeonné ne pourra pas tenir longtemps face à l'énergie de cette jeunesse. En parlant de jeunesse, quels sont les derniers talents révélés à l'espace Aire libre? Je cite Riadh Snoussi et Ibrahim Maatous qui participera, à partir du 3 janvier 2012 au Teatro accompagné de A.Mim et Khaled Abdrabbah, à une exposition collective intitulée «Lokhrine».