Par Adel BSILI(*) Dans un geste sans précédent sous la 2ème République, le conseil des ministres vient d'adopter un projet de loi portant délégation au profit du chef du gouvernement la promulgation de décrets lois conformément au 2e paragraphe de l'article 70 de la Constitution. L'article 70 dispose qu'en «cas de dissolution de l'Assemblée des représentants du peuple, le président de la République, en consensus avec le chef du gouvernement, peut promulguer des décrets-lois qui seront soumis à la chambre pour approbation durant la session suivante. Avec une majorité de 3/5, le parlement peut déléguer au chef du gouvernement, par une loi, le pouvoir de promulguer des décrets-lois pour un objectif précis et pour une durée ne dépassant pas les 2 mois, et qui seront soumis à la chambre pour approbation dès l'expiration des délais mentionnés. Le régime électoral est exclu du domaine des décrets-lois. Comme on peut le constater, la délégation faite par la chambre de son pouvoir législatif ne se fait pas dans un contexte ordinaire. Si on exclut le cas du 1er paragraphe, où cette délégation est faite par la Constitution (une délégation légale), la délégation volontaire venant de la chambre ne se pratique que dans un contexte exceptionnel. Généralement, c'est en état de crise extrême ou en période de réforme profonde et urgente touchant un secteur bien déterminé, que la Chambre peut déléguer ses pouvoirs. D'ailleurs, le 2e paragraphe de l'article 70 est plus qu'explicite. Il précise que la délégation ne se fait que dans le cadre d'un objectif précis et pour une durée ne dépassant pas les 2 mois. Or, si on se tient au communiqué de presse du conseil des ministres, on constate que cette délégation va toucher : - La création de nouvelles catégories d'établissements publics - La mobilisation de ressources financières extérieures au seuil du montant global de la dette extérieure - Les conventions internationales... Il est évident que la matière de la délégation n'est plus, ici, aussi précise tel que l'exige le texte constitutionnel. Pour quels objectifs ? Quelle est cette réforme tant urgente et profonde annoncée par le gouvernement et nécessitant une extrême célérité imposant une «extorsion» du pouvoir législatif de l'ARP? A moins que je sois déconnecté ou vivant sur une autre planète, je n'ai vu ni lu ni écouté une annonce d'une telle importance et d'une telle portée. Pour l'histoire, ce n'est pas la première fois que le gouvernement tunisien demande au parlement de déléguer ses pouvoirs. La plus récente, c'est l'œuvre du Gouvernement Mohamed Ghannouchi qui a demandé au courant du mois de février 2011 à l'ancienne chambre des députés de déléguer certains de ses pouvoirs au président de la République par intérim. Par la loi n°5 du 9/2/2011 l'ancien parlement a délégué ses pouvoirs législatifs portant sur 19 matières législatives. En cette occasion, cette procédure contestable, techniquement, se justifiait pleinement. L'ancien parlement n'étant plus adéquat avec la nouvelle donne politique post-révolutionnaire en Tunisie. Aujourd'hui, la situation est différente. L'ARP a adopté une bonne partie des projets de lois considérés prioritaires par le gouvernement. Avant de constitutionnaliser la délégation des pouvoirs de l'ARP, ne fallait-il pas la discuter avec les élus déjà en tant qu'idée !! Soumettre à l'ARP un projet de loi portant délégation de ses pouvoirs législatifs est une insulte à l'intelligence d'une telle institution. En réalité, le gouvernement qui tarde à apporter les réformes nécessaires, essaye de mettre l'ARP dans l'embarras en voulant la rendre indirectement responsable de son échec. Si les réformes tardent, ce n'est pas à cause de la lenteur de l'ARP même si celle-ci assume une partie de cet échec de l'Etat (et non du gouvernement) tout comme la présidence de la République et le reste des pouvoirs publics. Ce manque de délicatesse, relèverait-il de l'amateurisme, au demeurant alarmant? Les réformes ne se font pas seulement avec des lois. Elles se font aussi avec des mesures administratives, des actions politiques, des décrets, des circulaires et des initiatives créatives... Pour que ce projet de loi passe, il doit avoir une majorité de 3/5 des élus, soit 131 élus, une éventualité qui paraît impossible à prévoir....à moins que les élus que j'ai connus ne sont plus les mêmes. *Membre de la Haica, ancien secrétaire général de l'ARP