Le jeudi dernier, 21 janvier, au siège de l'Union des écrivains tunisiens, a eu lieu une rencontre autour du nouvel ouvrage de l'écrivain tunisien Hatem Karoui. Un essai sur la vie et le parcours de son grand-père. Après une présentation faite par l'historien Habib Falfoul, l'auteur de l'ouvrage «Le drogman», Hatem Karoui, a mis en relief le contenu de son livre, un essai paru en 2015 sous forme de biographie-témoignage portant sur son grand-père, l'Emiralay Mohamed El Karoui qui a fait partie des proches compagnons du réformateur Kheïreddine Pacha, tels que Mahmoud Kabadou, le général Hassine, le général Rostom, Bayram V, Amor Baraket, Salem Bouhajeb, Mohamed Lasram, Younés Hajjouj, Ali Bouchoucha et Béchir Sfar. L'Emiralay Mohamed El Karoui est né en 1847 ou en 1841 (selon les versions) à Kairouan et est décédé en 1941. Il a accompagné son père, notaire de son état, dans sa prime jeunesse à Tunis où ce dernier s'était installé. Il a commencé ses études élémentaires au kottab de la mosquée Youssef Saheb Ettabaâ, et ensuite entamé des études primaires à la Zitouna pour rejoindre ensuite l'école militaire du Bardo, créée par Ahmed Bey 1er en 1838. Il y a poursuivi ses études de 1859 à 1869 et passé du grade de Lieutenant et terminé sa carrière au grade d'Emiralay (colonel dans la hiérarchie militaire ottomane). Il n'a cependant pas poursuivi une carrière à proprement dire militaire, mais plutôt civile puisqu'il a versé initialement dans l'interprétariat aussi bien au sein de la Commission financière internationale, chapeautée par Kheïreddine alors ministre de la Marine de Sadok Bey qu'au sein du Secrétariat Général du Gouvernement assimilable à un ministère de l'Intérieur, dirigé par Bernard Roy. L'auteur a cependant signalé que l'Emiralay Karoui ne s'était pas départi de son obligation de réserve de fonctionnaire en refusant de procéder à la traduction pour le compte des autorités du protectorat d'ouvrages pour la plupart orientés et subjectifs comme l'ont pourtant fait d'autres réformateurs de la même génération comme Mohamed Lasram(1). Il aurait en fin de carrière traduit un ouvrage de droit douanier pour la délimitation des frontières entre la régence et la Libye voisine. L'auteur a de même fait ressortir le conflit qui avait opposé l'Emiralay au moment où il était directeur du collège Sadiki (1885/1886) à Louis Machuel, directeur de l'Instruction publique (ministre de l'Education), suite aux réformes qu'il avait voulu engager en recrutant davantage d'enseignants tunisiens pour enseigner la langue et la littérature arabes ainsi que l'histoire de la civilisation arabo-musulmane. Il a montré cependant qu'au moment où René Millet était résident général (à partir de 1894), l'emiralay avait accédé à des postes prestigieux comme celui de premier président de l'Ecole Khaldounia créée en 1896 avec le concours d'Aziz Bouattour, grand vizir sous le règne d'Ali Bey III et concouru activement avec Béchir Sfar à la création de l'Ecole des filles musulmanes de la rue du Pacha en 1900, fondée par Louise Millet, épouse du résident et dirigée par Charlotte Eigenschenck, la veuve d'un officier français, dépendant du gouverneur militaire, le général Boulanger. Mohamed el Karoui avait été aussi, à partir de 1887, directeur des Archives Gouvernementales qu'il avait modernisées. L'auteur revient aussi sur la vie privée de l'Emiralay et sur les souvenirs qu'il a conservés dans sa petite enfance par ouï-dire (car l'Emiralay était décédé avant la naissance de l'auteur) au moment où toute la famille habitait au domicile du cheikh El Karoui sis rue El Monastiri à Bab Souika. Ce qui confère à ce livre le cachet de témoignage indirect. Enfin Hatem El Karoui fait traduire de la langue arabe quelques œuvres de l'emiralay en les incluant dans son ouvrage comme la lettre «tempête sur les découvertes parisiennes» où il répond de manière critique au rapport réalisé par l'intellectuel Mohamed Senoussi après le voyage de ce dernier dans la capitale française en 1889 où il avait assisté à l'exposition universelle de Paris dans laquelle la régence de Tunis avait participé. Il y inclut aussi la lettre «Le chef-d'œuvre des musulmans» où il introduit quelques réflexions sur l'avancée des recherches scientifiques en occident et enfin la «lettre sur le sommeil» où il passe en revue en particulier le traitement de certaines maladies psychiques et psychosomatiques par le sommeil hypnotique, et enfin une biographie de Kheïreddine qui avait été publiée après son décès. Notons que l'emiralay appartenait au courant mystique de la Tarika Chedlia et que tous ses ouvrages étaient illustrés par des versets du Coran. Il est aussi à indiquer que le cheikh El Karoui a repris la chronique de l'histoire beylicale après le décès d'Ahmed Ben Dhiaf en 1873. Ses annotations sur les chroniques de Ben Dhiaf ont en effet été retrouvées ainsi que la plupart de ses écrits, cédés par ses descendants à la Bibliothèque Nationale. Enfin le cheikh el Karoui a contribué par des articles au journal nationaliste «Al Hadhira», dirigé par Ali Bouchoucha, dont «Urbanité et liberté» paru en 1888. Le débat qui a suivi a été riche en questions auxquelles l'auteur a répondu, comme des demandes de précision sur ses commentaires à propos de certains événements historiques de l'époque décrite. «Le drogman» est en somme un ouvrage qui fait connaître un intellectuel négligé par les historiens tunisiens jusqu'à présent, ces derniers pourraient donc s'y intéresser davantage en développant la recherche à son sujet à travers le legs qu'il a laissé(2). (1) Mohamed Lasram a notamment traduit en même temps qu'un fonctionnaire français un rapport de voyage en Libye de Mohamed Ben Othman Hachaïchi avec des termes élogieux pour le système colonial. Il en a fait de même pour un autre ouvrage sur quelques beys husseinites tendant comme il lui a été suggéré de montrer que Hammouda Pacha avait été un usurpateur. (2) Seuls des travaux de magistère ont été effectués à propos de l'Emiralay Karoui par l'enseignant au lycée Bourguiba, Lotfi Salhi