« Le monarque devait impérativement résoudre un problème, qui, depuis quelque temps, lui taraudait l'esprit : la marine américaine qui avait formé un blocus au port de Tripoli avait intercepté et saisi des navires tunisiens qui selon elle cherchaient à forcer le blocus! C'est le comble! Mais d'abord, que viennent faire les Américains dans cette région de la Méditerranée à des milliers de kilomètres de chez nous?», se dit-il, «Allions-nous leur déclarer la guerre ? » Le monarque dont il est question dans ce passage est Hammouda Pacha et la scène se déroule en 1805. C'est le dernier roman historique de Hatem el Karoui L'émissaire barbaresque au Nouveau Monde, paru chez Edilivre (avec une version numérique) qui nous transporte au XIXe siècle à un moment clé de nos relations internationales avec les Etats-Unis d'Amérique. Après Le destin tragique du juif Baittou (2004), Meurtre au Palais du Bardo (2006), La résurrection d'Ulysse (2009), Lady Zeineb (2011), Hatem el Karoui vient de publier en France un roman qui décrit la visite aux Etats-Unis en 1805, d'un émissaire du Bey Hammouda Pacha pour essayer d'aplanir un litige avec l'administration Jefferson. Accompagné d'une délégation de hautes personnalités politiques et religieuses, il avait débarqué le samedi 30 novembre 1805 du navire « USS Congrès » au port de Hampton Roads, dans l'est des Etats-Unis et s'était apprêté à rencontrer le président Thomas Jefferson pour essayer d'aplanir un problème délicat, à savoir la saisie par l'US Navy au large du port de Tripoli de navires tunisiens, dans le cadre d'un blocus américain du territoire libyen alors, que la Régence de Tunis était théoriquement en paix avec les Etats-Unis. Le livre parle aussi et notamment de la menace wahhabite en Tunisie qui avait déjà commencé du temps de Hammouda Pacha et à laquelle les savants tunisiens (Cheikh Omar Mahjoub, Ismail Témimi et Ibrahim Riahi) avaient répondu par une fatwa contre le wahhabisme dont ils avaient fait état et dont ils avaient adressé une copie au prince saoudien de l'époque. A l'auteur nous avons posé la première question qui s'impose face à ce genre de livres, concernant la véracité des faits. «Il s'agit bien sûr en partie d'une fiction mais basée sur des faits réels et qui a la portée pédagogique de mieux faire comprendre les enjeux présents à travers l'analyse des faits historiques passés.» répond l'auteur. Ce livre décrit aussi les Etats-Unis en tant qu'ennemi historique des pays «barbaresques» dont la Tunise gouvernée par un «hyper Bey» aux pouvoirs absolus. « Effectivement, on peut dire que Hammouda Pacha était à l'époque un autocrate éclairé. Il avait en quelque sorte usurpé l'ordre de succession. (En 1782, il succède à son père Ali Bey II à 23 ans), dit Hatem el Karoui. Il avait fait beaucoup de réalisations pour la régence sur le plan économique et architectural. Il avait beaucoup modernisé la capitale. Mais pendant son règne, la course en Méditerranée est encore très active et s'oppose à la volonté des Etats-Unis de développer leur commerce, alors qu'ils deviennent après l'obtention de leur indépendance un concurrent direct de l'Angleterre, première puissance maritime au plan mondial. C'est d'autant plus important que la mer méditerranéenne est un point de passage crucial pour les navires commerciaux américains.» Autre aspect intéressant dans ce roman, c'est la menace du wahabisme qui pesait déjà sur la Tunise à l' époque . De ce point de vue, L'émissaire barbaresque au Nouveau Monde est très enrichissant pour ceux qui veulent mieux connaître l'histoire de la Tunisie. Une vraie démonstration de géostratégie . Déclin de l'Empire ottoman au Moyen-Orient et perte de ses possessions. Montée des Saoud poussés par les Anglais (peut-être commencement de la détection de gisements pétroliers dans la région). Développement du wahhabisme comme support à cette idéologie hégémoniste. Au moment des faits (1805), le prince Saoud s'apprête à envahir la Mecque et le Hedjaz encore détenus par l'Empire ottoman après avoir conquis d'autres territoires de l'Arabie, nous explique Hatem el Karoui. La régence de Tunis fait encore partie de la zone d'influence ottomane (Hammouda Pacha envoie auparavant Youssef Sahab Ettabaâ à Istanbul afin d'offrir des cadeaux à Sélim III pour s'excuser de ne pas l'avoir félicité lors de son accession au trône. Les Saoudiens veulent étendre leur zone d'influence en Méditerranée (et derrière eux les Anglais) en convertissant l'Afrique du Nord au wahhabisme et en imposant un Islam rigoriste, théorisé par Abdelwahab. Des lettres anonymes circulent à Tunis en ce sens, mais tout le monde en comprend l'origine et comprend qu'il s'agit d'une tentative de déstabilisation de la régence. Hammouda Pacha charge le Bach Mufti Omar el Mahjoub et le mufti Ismaïl Témimi avec l'aide de Sidi Brahim Riahi (encore simple enseignant à la Zitouna) de rédiger une fatwa contraire et de l'envoyer au prince Saoud pour lui dire que la Tunisie était consciente de ses manœuvres et que le sunnisme malékite et hanéfite continueraient à prôner la tolérance et la modération religieuse. Basé sur des faits réels L'emissaire barbaresque au Nouveau Monde de Hatem el Karoui est conduit avec un style souple et captivant. Un roman résolument moderne et hautement instructif.