Narcisse de Sonia Chemkhi est sur nos écrans. Un film qui nous tend un miroir pour voir notre conception très particulière des différences... «Et nos amours ô Narcisse, faut-il que la nuit les obscurcisse et glisse entre nous deux le fer qui coupe un fruit ?». Ce vers tiré de La cantate du Narcisse de Paul Valéry (1938) exprime à quel point l'image de Narcisse est inconstante et éphémère. Lorsque la nuit tombe, Narcisse ne pourra plus se mirer dans l'eau qui lui renvoie son image selon le poète. Le thème de l'image et du double énoncé dans le titre du film annonce déjà l'idée de l'ambiguïté et de l'inconstance du personnage que la réalisatrice Sonia Chemkhi traite dans son film. Une ambiguïté et une inconstance qui, au fur et à mesure que le film avance, s'emparent de presque tous les personnages, soulignant mais de manière très discrète ce double mystérieux et infâme qui se cache en nous et qui agite nos sociétés arabes. En termes cliniques, cela s'appelle schizophrénie. Et dans les sociétés qu'on vient de citer, ce sont les familles qui sont les pourvoyeuses (presque industrielles) de ces déséquilibres basés sur le non-dit, la perversion et la frustration de tout genre. Le film réalisé par Sonia Chemkhi et dont le producteur exécutif n'est autre que Lotfi Layouni raconte un drame familial ou l'histoire d'une famille qui cultive l'oppression sur ses membres . En voici le synopsis «Hind, jeune comédienne de 30 ans, incarne le premier rôle dans une pièce théâtrale mise en scène par son mari Taoufik. La pièce s'inspire du vécu tragique de Hind et de son frère cadet, Mehdi, célèbre chanteur homosexuel. Tous les deux ont été opprimés par leur frère aîné, jeune homme délinquant qui a versé dans l'intégrisme religieux. Alors que Mehdi est tiraillé entre son amour secret et la perspective de se marier, Hind décide d'affronter son présent et de révéler les secrets enfouis du passé. Elle réalise que, pour pouvoir vivre, elle se doit de rompre le cercle vicieux qui la maintenait prisonnière du ressentiment et de la violence.» Il ne faut pas que le thème de l'homosexualité nous fasse perdre de vue la construction filmique de Narcisse et l'excellent travail sur l'image ( Mohamed Maghraoui ), la musique (Oussama Mhidi) et le son (Moëz Ben Cheikh ). Ces trois éléments constituent un tout sans fausse note qu'on pourrait considérer comme un tir groupé et qui ont porté avec justesse l'écriture de ce film . Tout compte fait, il s'agit d'un film basé sur la musique, le théâtre et l'émotion. Toute dissonance dans ces trois éléments aurait affaibli le coup de poing que l'écriture aurait voulu asséner . Le montage de Karim Hammouda semble avoir pris soin de ces éléments même si , on imagine, le travail n'a pas été facile car la mise en scène est souvent difficile à «épouser». Sur un autre plan, la mise en abyme voulue par la réalisatrice et qui consiste à raconter la vie avec le théâtre et le théâtre avec la vie. «En partant d'une histoire totalement enracinée, de personnages incarnés, mon travail d'écriture a aussi consisté à donner au moins deux dimensions de la réalité, dit Sonia Chemkhi, l'une filmique arrimée à une forme de réalisme et l'autre théâtrale façonnée par le protocole dramatique. Et c'est par cette alternance que le récit progresse : le drame familial de Hind (la comédienne de théâtre) et de son frère Mehdi (le chanteur de cabaret, célèbre et homosexuel) est dévoilé tantôt par la prise en charge filmique et tantôt par la représentation théâtrale que met en scène, Taoufik, le mari de Hind, de ce même drame». Sommes-nous face au réel ou à sa mise en spectacle? Ce réalisme poétique, qui permet l'opération d'identification par le spectateur et qui est traversé par des transpositions de mise en scène plus distanciées lorsqu'il s'agit du théâtre, prouve que la société est un agencement particulier de spectacles. Avec «Aziz Rouhou», Sonia Chemkhi signe une œuvre esthétiquement très réussie et dont le propos est d'une grande actualité tout en faisant un film destiné au grand public. Un propos basé sur l'homosexualité et la difficulté qu'éprouve notre société pour assumer ce type de différence. «Oui, je propose, artistiquement, une vision qui s'oppose à l'injustice, au mépris, au conformisme violent sous ses airs bon enfant et à ce que je considère, dit Sonia Chemkhi, pour faire court, être de la bêtise nourrie par l'ignorance, la peur de soi et des autres». Et si l'homosexualité n'était qu'un prétexte pour nous plonger dans le cinéma, la musique et le théâtre? Car, à tout prendre, il faut voir ce film aussi pour toutes ces émotions qu'il nous procure dans un monde audiovisuel trop brutal.