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Aziz Krichen, économiste, sociologue et militant politique de gauche, à La Presse : «Les forces sociales qui se battent aujourd'hui offrent des alternatives»
Publié dans La Presse de Tunisie le 28 - 02 - 2022

Ancien perspectiviste dans les années 60, Aziz Krichen est économiste, sociologue et militant politique de gauche. Il fait partie de cette race d'intellectuels à l'écoute des forces sociales en construction de leur pays, leur apportant de par leurs réflexions et observations rationalisation et cohérence. Dans son dernier ouvrage La gauche et son grand récit. Comprendre l'économie rentière, l'auteur poursuit une œuvre où il propose une grille d'analyse permettant de donner un éclairage nouveau sur la société tunisienne, son système économique et ses élites politiques
Dès le début du livre, vous déconstruisez les thèses de la famille marxiste dont vous êtes originaire en affirmant que le système économique tunisien n'a rien de «semi-féodal» et qu'il n'est pas non plus «capitaliste dépendant». Mais que l'économie tunisienne est, par contre, foncièrement rentière. Comment êtes-vous arrivé à un tel constat ?
Cette question était au centre de mes préoccupations quand j'ai commencé, il y a longtemps, à réfléchir à la stratégie du mouvement Perspectives. Lorsque nous avons été emprisonnés en 1968, nous avons laissé un pays qui était dirigé par une élite réformiste, autoritaire et passablement despotique. Le sentiment qui dominait à l'intérieur du mouvement marxiste tunisien de l'époque voulait croire que l'on était en train de jeter les bases d'une économie capitaliste, à travers l'industrialisation et la mise en place des coopératives agricoles. Lorsque je suis sorti de prison en 1970, le paysage non seulement politique mais également social avait changé. Les coopératives commençaient à être dissoutes, les projets de réforme des structures avaient été rangés au placard. J'ai vécu ce basculement en révisant mes points de vue : il était évident que la Tunisie n'était pas féodale au sens strict du terme. Les gros propriétaires fonciers ne dominaient point l'économie et n'avaient quasiment pas de présence au sein de l'Etat. Et ce n'était pas non plus une société capitaliste, car le pays ne possédait pas de bourgeoisie à proprement parler, ni d'ailleurs de classe ouvrière. Il ne s'agissait point d'une société capitaliste cristallisée. C'était un entre-deux, quelque chose de composite. La situationd'une société en transition.
Votre réflexion semble avoir évolué après avoir caractérisé le système tunisien de clientéliste vous lui trouvez au milieu des années 2000 une autre dénomination. Qu'est-ce qui vous a fait changer de perspective ?
Au début des années 70, j'avais 22 ans et je m'exprimais surtout à travers ma culture livresque du marxisme. Immédiatement après, j'ai été poussé à quitter le pays clandestinement pendant dix ans. Donc ma vraie réflexion a repris en 1981, à mon retour en Tunisie, j'ai commencé à étudier réellement le terrain. Les premières conclusions auxquelles j'avais abouti, synthétisées dans mon livre «Le syndrome Bourguiba» (1992) disaient qu'on avait affaire à un système de type clientéliste. Sauf que cette caractérisation était loin d'être satisfaisante. En fait, lorsqu'on dit qu'un système est clientéliste on décrit sa pratique et non pas sa substance. Des années plus tard, lors de mon deuxième exil, beaucoup plus productif que le premier, ayant amassé énormément de connaissances empiriques concernant la Tunisie et d'autres pays semblables au nôtre, ma réflexion s'est développée à partir d'une interrogation partagée par beaucoup de personnes au début des années 90. Pour quelle raison en 1960 la Tunisie, qui était plus avancée que la Corée du Sud, se retrouve après trente ans à des années-lumière en retard par rapport à ce pays asiatique ? Plus globalement, la question ici serait pourquoi parmi les pays du tiers monde certains s'en sortent et d'autres pas ? Alors que tous fonctionnent au début de la même manière avec des pouvoirs autoritaires, qui privilégient des gens de leur entourage et développent une oligarchie extrêmement riche. Là, il m'a semblé percevoir une différence fondamentale entre les deux trajectoires de ceux qui ont décollé et ceux qui ont échoué. Certes, le processus commence de la même manière, mais au niveau des perdants la caractéristique centrale réside dans des systèmes protégés démunis de concurrence. Pour les autres, les pays asiatiques essentiellement, l'Etat s'organise dès le départ pour que ces entreprises protégées à l'intérieur soient concurrentielles sur le marché international. Voilà ce qui introduit de la rationalité et fait évoluer un système clientéliste. C'est au milieu des années 2000 que j'ai conceptualisé le système rentier par rapport à l'international. Tout l'historique de ma réflexion sur l'élaboration de ce système et la comparaison entre les pays du tiers monde qui réussissent et ceux qui n'y arrivent pas va paraître dans un livre qui sortira dans quelques mois. Un ouvrage sur lequel je travaillais avant mon retour en 2011 en Tunisie.
Comment définissez-vous le système rentier ?
J'ai procédé à une analyse chronologique. En Tunisie, on a commencé avec un système économique étatiste, qui n'a pas marché. Avec Hedi Nouira, on inaugure une époque d'ouverture et de pseudo-libéralisation. Les discours officiels de l'époque clamaient leur intention d'encourager l'initiative privée. Mais en réalité tout est régi par l'Etat, qui dispense, comme en Syrie, en Egypte ou au Maroc les agréments et sélectionne les bénéficiaires de cette politique d'ouverture. D'ailleurs, il est intéressant de relever que la plupart de ceux devenus des promoteurs privés dans les années 70 étaient dans la période étatiste des leaders du socialisme. Ces gens-là vont profiter d'une situation de monopole sur le produit qu'ils fabriquent. Ils seront les seuls à le vendre sur le marché local et le commercialiseront jusqu'à parfois 30% plus cher que l'importé. A partir du moment où ces promoteurs règnent sur un marché sans concurrents empochant des sur-bénéfices, ils ne vont point se soucier ni de productivité, ni d'efficience économique, ni d'innovation. La seule chose qui les intéresse vraiment réside dans cette proximité avec le pouvoir politique. L'allégeance au pouvoir incarne la véritable clé de leur enrichissement. Se constitue alors une oligarchie de rentiers opulents mais incapables de développer l'économie nationale. La preuve absolue de l'impuissance de ces promoteurs de promouvoir tant l'économie que la société nous a été donnée en décembre 2010-janvier 2011 lorsque le soulèvement a jailli de la jeunesse au chômage mais diplômée. Voilà ce qui appuie l'idée que l'université tunisienne produit un personnel qualifié dont le système économique n'a finalement pas besoin. Parce qu'au lieu de cadres, les promoteurs rentiers recrutent des agents d'exécution payés au rabais.
L'économie rentière en érigeant l'allégeance politique des entrepreneurs comme critère de leur réussite dans les affaires semble apparaître comme l'autre versant de la dictature. Pourquoi ce système a-t-il perduré et même proliféré après le 14 janvier 2011 ?
En 2010-2011, le pouvoir est fracassé par le soulèvement. Mais l'oligarchie rentière reste intacte. Elle est d'autant moins touchée que toutes les forces politiques qui étaient dans l'opposition avant le renversement de Ben Ali et insérées dans le jeu politique post-14 janvier vont se faire financer, y compris lors de la campagne électorale de 2011, par les rentiers et leurs petits copains les mafieux. Puisqu'à l'époque de Ben Ali, nous avons assisté à une excroissance mafieuse à partir du système rentier. Nous voilà donc face à des mouvements politiques qui font allégeance à l'oligarchie économique existante. Renversement de la situation : l'oligarchie conditionne désormais le pouvoir politique. Elle devient le pouvoir dans toutes ses dimensions, y compris administratif, médiatique et judiciaire.
Pourquoi est-ce que la gauche tunisienne n'est jamais arrivée à réviser ses thèses sur la réalité de l'économie tunisienne le long des dernières décennies ?
On parle ici de la gauche marxiste qui va constituer en 2012 le Front populaire. En vérité, entre 1975 et 1989, deux dates importantes dans l'histoire du marxisme, la première coïncide avec la mort de Mao en Chine et la diffusion de la littérature de la dissidence des pays de l'Est et chinoise et la seconde avec la chute du Mur de Berlin et l'effondrement du bloc soviétique, nous allons vivre l'écroulement du marxisme en tant qu'idéologie agissante à l'échelle internationale. Et aussi en tant que théorie analytique. Nous avons eu un temps de floraison romantique du marxisme au cours des années 60 et jusqu'au début des années 70. Il était devenu alors la doctrine des grands intellectuels dans le monde, à l'image de Sartre, qui affirmera en 1968 : «Le marxisme est l'horizon indépassable de notre époque». Cette culture dominante va s'effondrer en 1989 entraînant parmi ses anciens adeptes trois types de réactions. Tout d'abord, les tourneurs de veste, qui deviendront soit des ultralibéraux, soit des islamistes, notamment dans les pays arabo-musulmans. Les autres, la majorité à mon avis, ceux qui croyaient dans le marxisme comme dans une religion, comme dans une raison d'être existentielle, vont déserter la vie publique. Et puis, il restera une minorité, qui s'accrochera au dogme au point de pratiquer le déni continuant à croire à l'idéal révolutionnaire. Alors que le monde a changé ! Parce qu'ils n'ont plus à leur actif que des slogans complètement dogmatiques et desséchés, ces gens-là sont incapables de représenter une alternative dans leur pays même quand ils s'unissent ! C'est malheureusement ce qui se passe en Tunisie : la gauche officielle est complètement coupée du réel. Elle ne mobilise ni en milieu paysan, ni en milieu ouvrier, ni dans le secteur informel, ni au niveau du petit patronat, qui souffrent tous du système rentier. Dans ces périodes de mutation idéologique et intellectuelle ceux qui reconnaissent que les anciennes conceptions ne sont plus aussi valables qu'elles le paraissaient tout en portant toujours en eux la volonté du changement social et en soutenant qu'il faut chercher un autre chemin pour renouveler la pensée du changement social semblent très peu nombreux au début. Cette démarche venue d'individus qui veulent compter sur soit pour élaborer des réponses adaptées à un contexte national est peu fréquente. Ceux engagés dans cette direction peuvent vivre pendant une période une véritable traversée du désert. Heureusement que toutes les traversées du désert ont une fin et aujourd'hui tout le monde parle de système rentier et nombreuses personnes réclament la paternité du concept. Ce qui m'amuse largement, car chacun y met un contenu différent. Mais cela prouve que dans le paysage intellectuel du pays, une mutation commence.
Vous soutenez dans le livre que tout changement possible en Tunisie serait impulsé par les forces progressistes. De qui parlez-vous exactement ?
Je parle d'une nouvelle gauche et d'une nouvelle élite révolutionnaire. En fait, j'estime que toutes les forces politiques officielles, qui participent aux élections depuis 2011 représentent une élite d'ancien régime, y compris celle qui faisait partie de l'opposition. En vérité cette élite-là a été formatée de telle sorte qu'elle soit incapable de sortir des cadres mentaux de l'ancien régime. La preuve flagrante est visible dans les lois de finances qui se suivent depuis 2011. Il faut savoir qu'une loi de finances incarne le cœur de ce que l'Etat entend entreprendre en matière économique.
La loi de finances votée en 2011 par l'ANC reconduit celle de 2010. Celle de 2012, reconduit encore une fois celle de 2010 avec, certes, quelques petites modifications à la marge. Mais en gros les lois de finances rédigées après 2011, qu'elles viennent des islamistes ou des modernistes, représentent une continuité absolue de celles de Ben Ali, dans leur orientation et leur dépendance à l'égard de l'Occident. Avec en plus depuis 2011 le fait que nous soyons soumis à un nouveau pôle, les pays du Golfe, le Qatar d'une part et les Emirats de l'autre. Au moment du soulèvement populaire, aucun parti d'opposition n'a ni dirigé, ni encadré les manifestations. Ce qui constitue la preuve la plus évidente que cette opposition a été dépassée historiquement par les faits et les événements.
Ce soulèvement spontané n'a toujours pas les élites capables de le guider vers la réalisation de ses objectifs. Quand je parle de « gauche » et de « forces progressistes » dans le livre je ne renvoie pas à l'ancien, je pense plutôt à une force en constitution aujourd'hui dans le pays. Une élite nouvelle mais radicale pour que la transformation aille jusqu'au bout et profite aux couches les plus défavorisées. S'il n'y a pas une force révolutionnaire médiane, capable de prendre en charge les besoins tant de la paysannerie, que des ouvriers, que du peuple de l'informel et que de la couche moyenne, on risque d'aboutir à un changement dans les années à venir, mais qui va uniquement dans le sens des plus favorisés, laissant encore une fois les plus démunis à la traîne.
Cette «force révolutionnaire médiane» que vous évoquez existe-t-elle aujourd'hui ?
Oui. Elle est dans le réel, mais si on regarde le réel avec les yeux du passé, on ne la voit pas. Il y a quelques jours, le Président Kaïs Saïed décidait de revoir la loi sur les chèques sans provision. Derrière cette décision, se trouve la bataille de petits patrons des PME qui se poursuit depuis deux ans. Ces petits patrons organisés en association ont mené ce combat en dehors de l'Utica, ils sont indépendants du pouvoir politique. C'est la première fois que cela arrive en Tunisie depuis 1956. Un changement radical. Vous savez qu'avec le Covid, la Tunisie a perdu 200.000 emplois. Les premières victimes dans cette crise sont les petites entreprises, qui fonctionnent en avançant des chèques antédatés pour acquérir leur marchandise. L'impact de la pandémie a été catastrophique pour leur commerce. Résultat des courses, ils se retrouvent condamnés pour cinq années de prison pour chacun de leurs chèques sans provisions ! Il s'agit d'une réglementation répressive, antisociale et quasi médiévale ! Le petit patronat fait partie des classes qui ont besoin de changement. Comment définir ce processus sinon par le fait que dans une société donnée à un moment T des milieux sociaux n'en peuvent plus du régime existant et appellent à un changement? Les futurs cadres du changement sont également en train de se former dans le milieu de la paysannerie où des mobilisations se déroulent dans au moins six régions revendiquant l'accès aux terres domaniales. Nous disposons en Tunisie d'un patrimoine foncier comptant parmi les terres les plus fertiles laissées à l'abandon. D'un autre côté, le chômage persiste et s'accroît chez les jeunes des zones rurales. Une situation qui a provoqué le développement d'un mouvement social visant l'exploitation des terres domaniales dans le cadre notamment de l'économie sociale et solidaire. Un élément pertinent me paraît dans ce qui se passe aujourd'hui : les gens qui se battent n'expriment pas uniquement des revendications, ils proposent aussi des alternatives, voire de nouvelles réglementations. On ne s'arrête plus au slogan «Le peuple veut la chute du régime», mais montrent le chemin de ce qui peut remplacer un système archaïque. Quel serait le rôle des intellectuels révolutionnaires dans tout ce processus de changement ? Il leur revient de constituer un pôle de liaison entre toutes ces luttes, mais aussi de formaliser les alternatives et les projets.
Votre livre prend souvent le ton d'un manifeste. Avez-vous une stratégie pour mettre en pratique toutes les idées et propositions que vous présentez ?
Deux processus sont indispensables dans ce cas. Il faudrait qu'au niveau des quatre forces sociales déjà citées, la paysannerie, l'informel, les PME et les salariés, les gens apprennent à se battre, à s'organiser et à nouer des liens entre eux. Car je crois dur comme fer que la politique ne se confond pas avec les élites, comme le pensent les partis politiques traditionnels. D'autre part, il faudrait absolument qu'un parti politique porte cette volonté de changement social et national. On fondera un mouvement politique qui se fixera comme objectif la réalisation du projet détaillé par ce livre.
«La gauche et son grand récit. Comprendre l'économie rentière»
Un petit grand livre
Le dernier ouvrage d'Aziz Krichen, La gauche et son grand récit. Comprendre l'économie rentière*, écrit à l'origine en français et dont la version arabe vient de paraître, fait partie de ces livres qui vous donnent des pistes de compréhension d'une réalité pressentie mais dont les contours restent flous.
Ce livre d'à peine 100 pages, très dense, écrit au scalpel, met du sens et surtout fournit une grille de lecture permettant d'analyser la société tunisienne dans son ensemble depuis des décennies. Avec ce concept pertinent de «l'économie rentière», fruit de son érudition, d'une longue réflexion et d'une observation du terrain, mais également d'expériences comparées puisées dans les pays où il a vécu au cours de son exil politique, dans les années 70, 80 et 2000, Aziz Krichen nous offre un outil précieux, non seulement intellectuel mais également opérationnel.
«Il indique les éléments de stratégie permettant de transformer la société», écrit-il dans son ouvrage.
Intellectuel, certes, Aziz Krichen est aussi militant politique pour qui les idées sont un début d'action. L'instrument d'une émancipation collective. Homme de gauche à la culture profondément marxiste, l'économiste a eu le courage de faire évoluer sa pensée pour acquérir la conviction que les dispositifs analytiques les plus efficients trouvent leur source dans les besoins des contextes locaux. D'où ce long processus de mise en forme de ses hypothèses sur l'économie rentière (voir interview à côté).
Le lien que fait l'auteur entre la crise de la pensée des forces de gauche et la manière dont l'économie tunisienne a été restructurée à l'issue de la politique d'ouverture des années 70 représente le cœur du livre. Car, pour Aziz Krichen, la lecture erronée du système économique tunisien qu'a fait jusqu'ici la gauche tunisienne l'a empêché de tracer les stratégies idoines adaptées à la réalité du pays.
«Lorsque la gauche ne parvient pas à définir avec précision les amis et les ennemis, elle ne peut plus saisir le déroulement concret de la lutte des classes et encore moins s'y insérer. Elle ne peut plus concevoir de projet de changement social et ne peut plus mobiliser les masses populaires autour de lui. Dès lors, elle ne peut plus grandir et se transformer en alternative plausible, autrement dit en acteur majeur et indépendant dans la lutte pour la conquête du pouvoir d'Etat», explique encore l'auteur.
A relever, également, l'intéressante analyse que fait l'auteur tant sur la naissance de l'économie informelle au moment de la destruction des structures agraires et des premières vagues de l'exode rural au XVIe, XVIIe et début du XVIIIe siècle, que sur la mise en place du système mafieux de Ben Ali basé sur la menace, le chantage, l'escroquerie, l'expropriation...
En annexe du livre, Aziz Krichen propose un texte écrit suite à la vague de mobilisations sociales de janvier 2021 où il avance quatre propositions concrètes pour l'emploi des jeunes. Des projets en direction de la paysannerie et de la jeunesse rurale, des moyennes et petites entreprises, du peuple de l'informel et une stratégie de grands travaux. Dans la version arabe, élaborée grâce à l'apport de Fethi Belhadj Yahia, compagnon de lutte d'Aziz Krichen, ancien perspectiviste lui aussi et écrivain, la préface invite à une lecture politique de ces dix dernières années de transition.
Un livre comme un tableau de bord, qui donne le cap et clarifie la vision en cette période où le pays traverse de grosses zones de turbulences.
O.B.
*L'ouvrage coédité par Mots Passants et l'Association Nachaz a bénéficié du soutien de la Fondation Rosa Luxembourg


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