Par Sghaïer SALHI Jugés peu dangereux pour le système politique, la paysannerie et le milieu rural ont eu droit à la coercition comme mécanisme de contrôle social. Leur contribution est l'obligation qui leur est imposée de nourrir la population urbaine à bas coût. Ainsi l'essentiel de leurs produits sont cédés à des prix administrés. Ils doivent se sentir honorer de subventionner de leur sueur, et de leur misère «le décollage de l'économie», quitte à s'appauvrir davantage. Les programmes de «développement rural» servent à s'assurer des services du leadership local, et de lui conférer des éléments de légitimité. Les grands propriétaires terriens qui sont généralement urbains ont droit à un traitement différencié, ils bénéficient facilement de crédits, sont mieux encadrés techniquement par les services de l'administration et sont avantagés commercialement. Au fil des années, le système de rente n'a pas connu de bouleversements ni de remises en cause. Avec «l'ajustement structurel» de 1986, et la libéralisation du commerce international en 1995, le système de rente s'est adapté en se reposant davantage sur le l'outil financier et sur le levier d'octroi de marchés. La mondialisation de l'économie et l'accélération de la privatisation ont créées de nouvelles niches de rentes telles que la représentation de multinationales et sous-traitance (y compris de main-d'œuvre). La consécration des grands projets et des IDE a rendu tout simplement les enjeux et les montants de la rente plus conséquents. Ce sont ces privilégiés, à qui on a accordé des quasis monopoles, ou des rentes de positions, qui constituent la composante économique de la base sociale de la dictature. Des élites et des professions libérales inféodées Le rôle des élites dans les sociétés est considéré généralement important. Les démarches pour leur ralliement à la dictature sont variées. Les méthodes de captage de soutien vont des motivations financières et carriéristes à d'autres plus sophistiquées. Dans les activités artistiques et culturelles la reconnaissance du talent est souvent conditionnée par l'allégeance au pouvoir. La publication d'œuvres, la programmation dans les festivals, l'attribution de prix, les voyages en missions culturelles sont les appâts, préférés des élites intellectuelles. Aussi, la dictature impose des figures sans grand génie, comme de talentueux artistes. Cela concerne les domaines de l'art et de la culture: le théâtre, la chanson, la poésie, la littérature, le cinéma, et les médias. Une des principales tâches du ministère de la Culture devient la désignation d'artistes par voie administrative. C'est le talent par nomination. En contrepartie, ses «brillants artistes» expriment, leur intime conviction des bienfaits de la dictature, et font preuve de militantisme sans faille, dans leur appui inconditionnel au choix toujours judicieux et intelligent du système. Pour les universitaires les perspectives de carrière dans la dictature sont plus alléchantes. Une bonne moitié des ministres de Ben Ali sont des universitaires. La presque totalité de son éminence grise l'est aussi. Pour le grand nombre parmi ceux qui adhèrent à la dictature, leurs motivations relèvent de la gestion de leurs carrières. La majorité des responsabilités académiques et administratives s'opèrent par désignation. La croissance du nombre d'institutions universitaires et l'augmentation des flux d'étudiants offrent de nouvelles opportunités en termes de postes de responsabilité, et des statuts qui en découlent. Ces évolutions peuvent s'interpréter comme une valorisation artificielle de l'offre par l'accroissement de la demande. Une gestion rentière. En comparaison des diplômés, le chômage des universitaires n'est que marginal. L'allégeance au pouvoir des professions libérales est acquise à travers des structures corporatistes : le réseau des ordres. Les professions de médecins, pharmaciens, architectes, commissaires aux comptes etc. sont impliquées. Seul l'Ordre des avocats y échappe. Pas tous les avocats. En contrepartie de leur soutien politique, le pouvoir autorise le verrouillage du marché, la limitation de l'accès au métier, en agissant en amont des formations, ou en aval de celles-ci. Une mécanique de création de raretés artificielles. Raretés génératrices de rentes, qui se sont métamorphosées en une sorte de phénomène de transmission par droit de succession des accès à ces professions. La reproduction sociale est en marche. A titre d'illustration: bien que le nombre des étudiants ait quintuplé, la carte des facultés d'études médicinales est restée figée en l'état pour plus de 30 ans. Il est vrai aussi que certains médecins savent bien faire des «attestations de sénilité». Alliance contre le travail et contre la production Avec le temps, le régime dictatorial a su élaborer une architecture permettant sa propre sauvegarde par les mécanismes de distribution de la richesse. Un système de rétribution de l'allégeance. Les intérêts de la dictature et de sa base sociale se trouvent liés. Base sociale, composée, des bureaucraties administratives et syndicales longtemps complices et largement corrompus, d'opérateurs économiques rentiers; d'une fausse élite, d'une frange arriviste de la petite bourgeoisie, et de professions libérales qui se manifestent singulièrement par des corporatismes aigus. Base sociale urbaine, à revenus aisés et assurés, et partiellement non productive. Il n'est pas étonnant que le processus de la chute du dictateur débute dans les régions à dominance rurale, et soit accompli dans les milieux urbains, par ceux qui n'ont pas de perspectives de revenus aisées ou assurées. La distribution des richesses constitue le point d'achoppement de l'architecture de la dictature.La génération de richesses en dehors du système est découragée. Le fait que les Etats rentiers encouragent peu le travail est révélé par des statistiques édifiantes. La formulation de Zaki Laïdi, (directeur de recherche à Sciences Po,) est de grande pertinence : «Mieux vaut avoir en face de soi des chômeurs ou des travailleurs précaires dont on achètera le soutien contre un logement ou quelques avantages sociaux que de laisser se constituer une classe sociale créant de la richesse par elle-même et capable de s'autonomiser par rapport à l'Etat au point de commencer à lui demander des comptes et de contester son pouvoir» (Le Monde du 05/02/2011). Nous ajoutons que l'accumulation du capital local en dehors du pouvoir fait aussi l'objet d'adversités similaires. La consécration des IDE (investissements directs extérieurs), et l'extravertissement de l'économie ne sont que les outils de ces adversités. Décourager le travail et s'opposer à l'accumulation du capital national, bref entraver les facteurs de production. Nous venons d'énoncer une seconde formulation de la doctrine rentière. Au final, la précarité et le chômage des individus, la faible valeur ajoutée dégagée par les entreprises, et leur peu de rentabilité sont des facteurs objectivement alliés à la dictature et sa base sociale. Ils sont nécessaires pour leur maintien. La résistance aux réformes et les oppositions aux changements trouvent explication dans la peur du changement, dans lequel la dictature et sa base voient un risque potentiel de déstabilisation de l'architecture sur laquelle elles reposent. Mais cela n'est pas compatible avec la création d'emploi : tant pis c'est un problème qui ne concerne, ni eux, ni leurs enfants. Et si cela limite le développement des entreprises, c'est tant mieux, la concurrence n'est pas de leurs valeurs. L'immobilisme est un besoin, c'est un choix et non une fatalité Le dictateur a chuté. L'essentiel de sa base sociale résiste.