Il n'est pas envisageable de fournir à chaque université, administration, banque, institution, des agents femmes pour le contrôle d'identité. Le volet sécuritaire et la communication sociale ne sont pas non plus négociables Une proposition de loi portant sur l'interdiction du port du voile intégral a été déposée au bureau de l'Assemblée par le bloc parlementaire El Horra le 18 mars. Et sur ce coup, en termes de communication politique, c'est un succès sans partage. Le personnel politique dans sa majorité et une partie des Tunisiens appellent, depuis quelques mois, à interdire cette tenue venue d'ailleurs de l'espace public. Le groupe Horra, à peine né, et qui plus est formé de députés hétéroclites, pas tous membres d'une même formation politique, s'en est réservé la primeur. Le voile facial dérange, c'est un fait. La première raison invoquée par le groupe Horra pour l'interdire est d'ordre sécuritaire. Les attaques récentes ont conforté ces appels. Les terroristes en usent, et s'ils ne sont pas trahis par la démarche, le gabarit ou par le flair d'un contrôleur, ils passent comme une lettre à la poste, traversent le pays de bout en bout sans être inquiétés. Comme cela s'est déjà fait. Pour l'heure, la proposition attendra d'être traitée par le bureau de l'ARP, ensuite de passer à la commission concernée. Houda Slim, députée du bloc géniteur du texte, prévoit trois mois d'attente au minimum: «Tout le parlement tourne au ralenti», précise-t-elle. Entre-temps, le débat bat son plein. Et, comme le précise l'élue, il n'y a pas que l'ordre sécuritaire, analyse-t-elle, la norme religieuse impose aux femmes de se découvrir le visage et les mains à La Mecque ; l'aspect pratique, il n'est pas envisageable de fournir à chaque université, administration, banque, institution et autres centres commerciaux des agents femmes pour le contrôle d'identité: Et, enfin, au regard du social, un drap opaque empêche toute communication entre les individus en société. Ce sont les motifs qui étayent la proposition de loi. Vivre en société Malgré la pertinence, voire la gravité de tous les motifs invoqués, le dernier qui limite le lien social demeure le plus important. Celui-ci échappe aux contraintes ponctuelles imposées par le terrorisme ainsi qu'aux normes religieuses. Au fil des discussions parfois houleuses, le registre droits de l'Homme et liberté vestimentaire ont été convoqués par les concernées, épaulées par quelques ténors du parti Ennahdha. De jeunes femmes intégralement voilées se sont exprimées en public, arborant des mains gantées et des yeux à peine visibles à travers une petite échancrure, pour défendre leur « droit » de se couvrir le visage. Première réaction, selon la lecture rigoriste des textes sacrés à laquelle elles disent se conformer, s'exprimer en public pour une femme est sacrilège, tout comme le mélange avec des hommes étrangers sur un plateau télé. Bien entendu, une fatwa de service peut être présentée, comme « braver les interdits pour défendre la religion menacée». Deuxième réaction : on pourrait se demander pourquoi un mouvement qui se présente en pleine mutation moderniste, en l'occurrence Ennahdha, défend-il le niqab ? Dans ce cas d'espèce, il n'y a jamais une seule réponse, mais un montage de faits déclarés ou tus. Le consensus par recoupement La communauté des salafistes, hommes et femmes, n'est pas référencée politiquement sur l'échiquier, ou alors si parti politique il y a, il est très peu représentatif, n'est pas médiatiquement visible ni socialement ancré. Ennahdha restera donc leur dernier recours ou alors rien. Donc pour une raison pragmatique, purement électorale, et pour ne pas irriter non plus le flanc de droite — les ultras nahdaouis —, le parti de Ghannouchi ne lâchera pas l'affaire, ou en tout cas pas facilement. Si l'on veut réussir un projet de société commun, le vivre-ensemble exige un consensus, ou pour adopter le vocabulaire de John Rawls, philosophe américain, considéré comme un grand penseur politique, cher à Rafik Ben Abdessalem, ex-ministre des Affaires étrangères, « le consensus par recoupement ». C'est un des concepts fondamentaux sur lesquels le philosophe a construit sa théorie fondatrice de la justice comme équité. Selon laquelle les humains se sont peu entendus sur une doctrine religieuse, morale ou philosophique. Et qu'il faudra pour garantir un accord minimum, chercher un consentement public et volontaire autour de valeurs communes à tous. Des théories développées dans son livre phare « Théorie de la justice », paru en 1971 et détaillés par la suite dans « Justice et démocratie » en 1993. Aucun des membres de la société pensée par Rawls ne devra se sentir exclu par la doctrine en laquelle il croit. Encore faut-il pour ce faire bannir les extrémités. Si Ennahdha est en train de se libérer, c'est ce qu'annoncent ses dirigeants, du schéma protestataire en vue de prendre part à un projet de société commun, le voile intégral compromettra d'office cette démarche. Oui, le voile — tout court — demeure un choix personnel. Se couvrir la tête n'interdit ni ne limite les échanges entre les individus dans la sphère publique. Au contraire, le voile facial si. Par souci de cohérence, Ennahdha ne devrait pas soutenir une communauté qui fait tout pour s'auto-exclure et affiche une pratique radicale de l'islam, mais plutôt l'aider progressivement à socialement s'intégrer, autant que faire se peut. Envisageons maintenant que le texte de loi passait en plénière, était adopté et le voile facial interdit, qu'est-ce qui risquerait d'arriver? Une catégorie de femmes ne sortira plus de chez elles. Elles subiront une séquestration volontaire ou imposée. Il y aura celles qui sortiraient par défi, bravant la loi, pour crier, se faire filmer, provoquer et se faire agresser, et attirer par voie de fait les ONG de tout acabit, l'armada des médias étrangers, des médias locaux...et tutti quanti. La menace terroriste impose à tous des restrictions, c'est de sûreté nationale qu'il s'agit, à ce niveau aucune tractation n'est possible. Pour le reste, quelle que soit la démarche adoptée, le niqab n'est pas une question simple à traiter. C'est un terrain miné, il faudra peut-être, loin du buzz, s'y prendre avec habileté.