A chaque révolution ses leaders, ses théoriciens, ses journalistes qui couvrent ses différentes péripéties, ses visages de com qui en font la promotion, ses femmes-symboles et ses lieux-cultes. A chaque révolution aussi les transformations qu'elle introduit dans le lexique politique général, son mot référence, ses termes particuliers que seuls les révolutionnaires authentiques ont le droit de manier et également ses moments de nostalgie. A chaque révolution, les romans qui relatent ses différentes étapes, les héros qui s'y sont distingués et les antihéros qui ont cherché à la saboter pour se rendre à l'évidence et comprendre, au final, que rien n'arrêtera l'histoire. A chaque révolution ses poètes qui chantent les mérites de ceux et de celles qui l'on faite et ses essayistes et politologues qui analysent ses dessous et s'obstinent à nous dire pourquoi elle va réussir ou elle va échouer. La révolution tunisienne n'a pas dérogé à la règle et jusqu'ici on a eu droit à une avalanche de documents-analyses livrant des «secrets que personne ne sait, y compris ceux qui ont conduit la révolution et ceux que la révolution a balayés», à des essais présentant des témoignages exclusifs livrés, à la fois, par les révolutionnaires et les antirévolutionnaires et, enfin, des recueils relatant les journées de la révolution. Olfa Belhassine et Hédia Baraket, journalistes à La Presse, ont justement dérogé à la règle générale et proposent aux lecteurs un ouvrage intitulé «Ces nouveaux mots qui font la Tunisie», les mots qui ont émergé à la faveur de la révolution et de la transition démocratique et qui font désormais partie intégrante du langage politique national et aussi du langage de tous les Tunisiens. Plus de soixante mots qui circulent aujourd'hui le plus normalement du monde sans que personne ne se soucie de leur origine, de leur véritable sens et des utilisations dont ils sont l'objet sont passés au crible du chercheur qui ne se contente pas de l'avis du politicien, de l'expert né ces cinq dernières années ou de l'explication des universitaires qui n'ont pas réussi à sortir de leur bulle même s'il investit quotidiennement les plateaux TV et les studios radio et répand sa science infuse qui ne répond plus aux attentes du citoyen qui a compris, lui, que les mots ont leur résonance particulière et leur signification évoluant au rythme des transformations qui traversent la société et qui a compris, surtout, qu'il n'a plus besoin des donneurs de leçons ou des prophètes qui ont raté leur époque. Hédia Baraket et Olfa Belhassine ont mené un véritable travail d'enquête pluridisciplinaire pour livrer aux profanes des vérités auxquelles elles ne s'attendaient pas elles-mêmes. Des termes comme «Ilmani», «Takfir», «Tawafoukat», «Azlam», «Dégage» font partie, désormais, de notre quotidien et ont donné l'impression de connaître leurs origines ou leur histoire. En réalité, notre perception de ces mots est primaire et rares sont ceux qui peuvent leur donner leur sens propre ou faire montre d'un background intellectuel qui leur permet de saisir le sens d'un terme comme «Attadafouou» au-delà de ce que Rached Ghannouchi et ses lieutenants imposent quotidiennement à ceux qui les écoutent encore. L'aventure de l'exploration des mots de la révolution ne peut se limiter à l'apparition publique de ces mêmes mots. Elle mène les auteurs de l'ouvrage à plus profond et plus subtil. Pour la première fois, on parle d'apostasie, des conditions à réunir pour déclarer un Tunisien apostat et des conditions qu'il faut réunir afin qu'il soit réintégré dans la religion islamique. Ce discours était cantonné auprès du club des foukaha et des érudits eux-mêmes divisés sur l'utilité d'une telle démarche et même s'ils reconnaissent l'existence d'Attakfir dans l'histoire de l'islam, ils soulignent qu'il n'est plus d'actualité. Et au-delà de ce que le lecteur du présent ouvrage découvre (la liberté de conscience est inscrite à titre d'exemple dans uniquement trois constitutions, celles du Liban, du Tadjikistan et de l'Ouzbékistan), le mérite de Hédia Baraket et d'Olfa Belhassine est bien d'avoir brisé les tabous qui persistent encore dans le comportement de nos élites et se révèlent à travers la sélection qu'ils font des vérités à dire et des vérités à taire.