Par Olfa BELHASSINE Depuis l'anniversaire de sa mort le 6 avril dernier, Habib Bourguiba, premier président de la République, disparu il y a juste quinze ans à l'âge de 96 ans, n'a jamais été aussi vivant ! Aussi présent ! Notamment sur les réseaux sociaux tunisiens qui continuent à évoquer ses mots, à échanger ses discours et à relayer ses photos, dont certaines inédites le montrent en posture privée avec ses proches collaborateurs, ses amis, sa seconde femme Wassila Ben Ammar ou encore plongé dans ses réflexions. Presque trente ans après avoir quitté le pouvoir à la suite de sa destitution par son Premier ministre, Zine Abidine Ben Ali, Bourguiba fascine encore. C'est qu'en ces années difficiles, incertaines et instables de transition, le «Combattant suprême» a fini par incarner quelque part un symbole lumineux, un jalon solide et rassurant dans la mémoire et l'imaginaire en partage des Tunisiens. Occultant parfois son autoritarisme et sa dictature «éclairée», il a représenté une source d'inspiration, tant pour les hommes politiques de tous bords — y compris pour les islamistes qui probablement par pragmatisme le reconnaissent et le bénissent enfin ! — que pour les chercheurs et les éditeurs. «On retrouve le rêve d'une grandeur perdue dans le retour à la figure de Bourguiba. Alors, on sélectionne et on oublie les années tristes de la sénilité, gardant de Bourguiba les années flamboyantes, celles-là qui se sont poursuivies jusqu'en 1972. Bourguiba devient un mot de passe par rapport à ce que l'on voudrait obtenir ou supprimer. De ce point de vue, il en va de Bourguiba comme de Nasser en Egypte», affirmait Michel Camau, politologue et spécialiste de Bourguiba dans une interview à La Presse*. Un flux incessant d'ouvrages et de témoignages à l'effigie de Bourguiba continue à sortir des imprimeries depuis quatre ans. Ses portraits refleurissent partout dans la ville, dans les boutiques des commerçants et même au cours de certaines marches et manifestations de protestation contre le gouvernement de la Troïka. Son image se confond aujourd'hui avec ce qui a fini par unir des hommes politiques de la période post-14 janvier 2011, qui se sont déchirés ces dernières années à hauteur de plateaux de télévision et de débats parlementaires dans un climat de violence et de bipolarisation extrêmes. Ses choix capitaux ont rapproché les uns des autres : le Code du statut personnel, l'option pour la généralisation de l'enseignement, pour la sécularisation de l'Etat et surtout l'architecture de l'article premier de la Constitution, objet d'unanimité entre tous les hommes politiques. Bourguiba ? S'il n'avait pas existé, il aurait bien fallu l'inventer. D'autant plus qu'en se réveillant d'une révolution populaire qui a libéralisé l'espace public, la Tunisie affronte une situation paradoxale : le déficit patent de leaders charismatiques. Bourguiba revient alors au galop... «Bourguiba était un leader, un vrai. Car un «zaïm» est d'abord un catalyseur de désirs touffus, confus, forts, bousculés par l'émotionnel. Toutes les personnes ayant conduit des foules nous parlent un langage qui nous appartient mais que nous ne savons pas toujours décoder. Ils nous séduisent, fédérant autour d'eux les foules parce qu'ils donnent sens à ce langage. Au fond, on s'accroche à un leader lorsqu'il sait nous montrer en lui une partie de nous-mêmes. Lorsqu'il arrive à parfaire notre image», explique le psychiatre Mohamed El Mechat. Bourguiba avait la trempe des réformateurs, qui possèdent l'art de révolutionner une société en la mettant sur le chemin de l'ouverture au monde. Les spécialistes des sciences humaines n'affirment-ils pas que ce n'est point un hasard si la première révolution arabe de ce vingt et unième siècle a éclaté en Tunisie et pas ailleurs ? Que ses slogans soient aussi modernes et que ses foules protestataires aussi mixtes, nous le devons probablement également à Bourguiba. Pas étonnant alors qu'il devienne aujourd'hui une icône, dont la dimension peut parfois dépasser le personnage... O.B. * «Les perspectivistes étaient les porte-parole d'une société civile embryonnaire». Interview de Michel Camau, La Presse, 27 décembre 2013