Par Hmida BEN ROMDHANE Au déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914, l'empire ottoman avait déjà perdu pratiquement toutes ses possessions européennes et était dans un état moribond. Cela ne l'avait pas empêché d'entrer en guerre aux côtés de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie. Alors que la guerre faisait rage, le Britannique Mark Sykes et le Français François Georges Picot conclurent un accord secret par lequel ils voulaient précipiter la chute de l'empire ottoman et dans lequel ils souhaitaient « détacher les Arabes des Turcs en facilitant la création d'un Etat arabe ou d'une confédération d'Etats arabes ». C'était il y a un siècle jour pour jour, plus exactement le 16 mai 1916. Il va sans dire que les négociateurs n'étaient pas animés par des sentiments altruistes et leur but n'était pas d'aider les Arabes à sortir de l'état pitoyable dans lequel ils se trouvaient après cinq siècles de domination turque. Pour les Britanniques, la chose la plus urgente à l'époque était d'assurer la sécurité tout au long de la route vitale des Indes. Quant aux Français, déjà présents dans toute l'Afrique du Nord, ils n'étaient pas mécontents de pouvoir pousser encore vers l'est et de grignoter encore un peu sur les possessions moyen-orientales de l'empire chancelant des Ottomans. La conférence de San Remo qui s'est tenue du 19 au 26 avril 1920 a mis en application l'accord secret de 1916 en octroyant à la Grande-Bretagne la Palestine, la Transjordanie et la Mésopotamie (l'Irak d'aujourd'hui), et à la France la Syrie et le Liban. Trois mois plus tard, le 10 août 1920, le traité de Sèvres, par lequel l'empire ottoman avait été dépecé, confirmait le partage effectué à San Remo par les deux principaux alliés de la Grande Guerre. Le partage prend « une légitimité internationale » quand la SDN (la toute jeune Société des nations créée par les traités de Versailles de 1919) prit l'une de ses premières décisions consistant à valider les trois mandats britanniques et les deux mandats français décidés quatre ans plus tôt par MM. Sykes et Picot. Entre temps, en 1918, les Bolcheviques, qui venaient de prendre le pouvoir en Russie, découvrirent l'accord secret et le rendirent public. Emotion et colère chez les Arabes et demandes d'explications aux autorités britanniques. Voici la réponse de la Grande-Bretagne en date du 18 février 1918 : « Le gouvernement de sa Majesté et ses alliés n'ont pas abandonné leur politique qui consiste à apporter leur concours le plus entier à tous les mouvements qui luttent pour la libération des nations opprimées. En vertu de ce principe, ils sont plus que jamais résolus à soutenir les peuples arabes dans leur effort pour instaurer un monde arabe dans lequel la loi remplacera l'arbitraire ottoman et où l'unité prévaudra sur les rivalités artificiellement provoquées par les intrigues des administrations turques. Le gouvernement de Sa Majesté confirme ses promesses antérieures concernant la libération des peuples arabes ». Donc, si l'on a bien compris, le but fondamental des Britanniques était d'aider à la création d'un monde arabe où « l'unité prévaudra sur les rivalités artificiellement provoquées par les intrigues des administrations turques. » Pour tenir leur promesse, les Britanniques avaient procédé immédiatement à un véritable charcutage du monde arabe. Des frontières avaient été arbitrairement tracées, des groupements sociaux ethniques et confessionnels qui vivaient unis pendant des siècles s'étaient trouvés du jour au lendemain divisés et séparés par des frontières internationales infranchissables sans l'accomplissement de procédures administratives parfois kafkaïennes. Et « les rivalités artificiellement provoquées par les intrigues des administrations turques » avaient cédé la place à des rivalités belliqueuses et des guerres sanglantes provoquées par les intrigues des administrations britanniques. Et comme si le nombre d'entités artificielles créées n'était pas suffisant, Winston Churchill s'était chargé d'en rajouter avec vantardise : « J'ai créé, dit-il, la Jordanie d'un trait de crayon un dimanche après-midi au Caire »... Des commentateurs en Europe et ailleurs soulignent que sans Sykes-Picot la situation du monde arabe aurait été pire. Sans entrer dans les méandres de l'histoire-fiction, disons qu'avec Sykes-Picot de 1916 et la Déclaration de Balfour de 1917, le monde arabe était entré dans une ère de désordres et de turbulences fortement aggravés par la malédiction du pétrole et la création catastrophique d'Israël à mi-chemin entre le Golfe et l'Atlantique. Il y a un siècle, le monde arabe s'est libéré du lien qui le liait au dernier calife ottoman à Istanbul. Une vingtaine de pays ont emprunté depuis chacun de son côté son bonhomme de chemin. Leur voyage dans le temps était fortement perturbé par les interférences britanniques, françaises et, bien sûr, américaines. Aujourd'hui, le monde arabe se retrouve dans un état pire qu'il y a un siècle. Trois mots résument sa situation actuelle : guerre, misère et terrorisme. Cet état est, par certains aspects, tragicomique. Un siècle après la rupture avec le dernier calife ottoman à Istanbul, voici le calife-terroriste à Raqqa qui exige l'allégeance de tout arabe et musulman soucieux de garder sa tête sur ses épaules. Mais gardons l'espoir, 2116 sera sans doute meilleur.