Beaucoup de choses ont changé depuis le 14 janvier, que ce soit en bien ou en mal. L'économie nationale s'est effondrée, la contrebande et l'informel se sont renforcés, l'invasion fiscale et la corruption se développent à un rythme vertigineux, la dette extérieure atteint un niveau jamais connu auparavant, le dinar est très sensiblement dévalué, la balance commerciale est fortement déséquilibrée, les prix ont grimpé, le pouvoir d'achat a chuté, une bonne partie de la classe moyenne a dégringolé, les pauvres se sont davantage encore appauvris, le nombre des chômeurs s'est multiplié, le terrorisme s'est implanté et ramifié dans le pays... Cependant, dans ce ciel assombri, il y a de petites éclaircies dont principalement les libertés, qu'on essaye, de temps en temps, vainement de confisquer. Et c'est, justement, grâce à ces libertés que les Tunisiens ont pu acquérir une certaine formation politique et accéder, donc, à un certain niveau de conscience qui leur permet de discerner le vrai du faux. Et pourtant, les dirigeants politiques du pays continuent à user des mêmes méthodes qui étaient en usage au début de l'ère révolutionnaire et, plus particulièrement, au temps de la Troïka: la diversion. Cependant, les desseins des uns et des autres des dirigeants de la coalition ne sont pas tout à fait les mêmes. S'ils s'entendent parfaitement bien sur son effet immédiat, ils divergent, foncièrement, quant aux bénéfices à en obtenir sur le long terme. Complicité ! Les mouvements sociaux vont crescendo depuis quelque temps. Après la vague du mois de janvier, le feu ne s'est pas éteint comme à l'accoutumée. Bien au contraire, il s'est attisé davantage et plusieurs régions et villes ont failli s'embraser, à l'image de Kerkennah, de Kasserine et du Kef. Certes, ce mois est connu, à travers l'histoire contemporaine de la Tunisie, pour être la période de l'année la plus agitée, la période d'effervescence par excellence. Cela n'a rien de fortuit, car, comme l'explique l'historien Amira Alaya Sghaier, « le mois de janvier est le mois où sont déterminés les budgets de l'Etat et les dépenses publiques, et où on procède à la hausse des prix des produits de consommation, et à la révision des conventions relatives aux négociations autour des augmentations salariales». Mais, cette effervescence sociale n'a pas baissé avec l'écoulement de ce mois, elle continue encore et prend de l'ampleur. Et jusqu'à maintenant, ces mouvements sociaux n'ont, malheureusement, pas abouti à des résultats tangibles. L'historien ajoute que les causes suscitées n'ont pas disparu, qu'elles sont toujours là et qu'elles s'aggravent de jour en jour. « Toujours les mêmes causes entraînent les mêmes effets : absence de justice sociale, marginalisation, corruption, injustice engendrent, forcément, rébellion et insurrection », précise-t-il. Au lieu d'œuvrer à résoudre les problèmes qui les provoquent, on en fomente de faux pour détourner l'attention de l'opinion. Ces moyens de diversion sont variés, ils vont de l'enseignement du Coran jusqu'à l'égalité entre les sexes en matière d'héritage, en passant par la question de l'homosexualité. Si la deuxième est plausible au regard de certains, qui admettent toutefois qu'elle ne constitue pas une urgence, les deux autres sont, de toute évidence, de faux problèmes. En fait, en dépit de leur dissemblance, ces trois questions ont un point commun : le rapport à la religion. Leurs initiateurs veulent diviser, encore une fois, les Tunisiens entre musulmans et non-musulmans, fidèles et infidèles, bons et mauvais. L'essentiel pour eux, c'est de sortir de la crise et faire oublier, entre autres, le dossier très compromettant des Panama Papers. Et pour aboutir à cette fin, ils sont prêts à recourir à tous les moyens, quitte à semer la haine et la discorde dans la société. Décidément, ils ne retiennent jamais les leçons des expériences précédentes où ils ont essuyé des échecs cuisants à ce niveau. Ils ont la naïveté de croire qu'ils peuvent réussir leur coup comme au début de l'ère révolutionnaire, lorsque les Tunisiens ignoraient encore leur essence et leurs vraies intentions. Le pire dans tout cela, c'est que des laïcs et modernistes se mêlent à ce mauvais jeu, affichant par là une insouciance inquiétante vis-à-vis des retombées néfastes de telles menées. Car au-delà des effets immédiats de ces diversions, ces séditieux cherchent également à trouver la faille pour faire glisser leur projet initial auquel ils n'ont jamais renoncé. Double perte Donc, ils continuent à le faire mûrir à petit feu, aidés en cela par la complicité consciente ou inconsciente, tacite ou explicite de ceux-là mêmes qui ont promis aux Tunisiens de barrer la route à leur projet pernicieux. Fidèles à leur tactique, les dirigeants islamistes essayent toujours de grignoter du terrain, en usant de moyens pestilentiels et variés et d'agents dociles et dévoués, à l'instar du ministre des Affaires religieuses et autres, l'auteur du projet de l'enseignement du Coran à l'école pendant les vacances d'été. Pour réunir toutes les conditions favorables à la réalisation de leur objectif stratégique, trahi par le fameux « lapsus » du « sixième califat », ils veulent renforcer cet enseignement au sein de l'école publique comme ils le font ailleurs, dans les écoles coraniques. « Dormez et ne vous réveillez pas ! Les écoles de talibans sont installées en Tunisie », écrit sur son mur facebook l'universitaire Alaya Amira Sghaier qui fait écho à la mise en garde faite par sa brave collègue, Neila Sellini, qui s'indigne contre cette grande latitude laissée par les autorités gouvernementales aux prêcheurs de l'obscurantisme. L'école tunisienne sera transformée en grand « kouttab » où seront formés les futurs jihadistes, les protecteurs de « l'islam martyrisé » dans un pays qui compte pas moins de 5.000 mosquées ! Au lieu d'assumer pleinement leurs responsabilités et d'essayer de résoudre les difficultés sociales qui se présentent ou, du moins, d'en amorcer la solution, pour donner de l'espoir aux gens et les rassurer sur leur avenir, nos responsables politiques poursuivent leur fuite en avant et ne pensent qu'à gagner du temps, quitte à envenimer la situation. Et la recherche de boucsémissaires pour leur imputer la responsabilité de la crise ne mène nulle part, sauf à l'impasse, ni n'aboutit à des solutions, mais plutôt à plus de tension. Quand on gouverne, on doit assumer pleinement sa responsabilité, et quand il y a des parties qui sabotent nos efforts, qu'on ait le courage de déterminer en toute transparence, et preuve à l'appui, les auteurs de tout acte nuisible, et éviter ainsi de lancer des accusations à droite et à gauche, rien que pour décliner toute responsabilité dans la crise, pendant que les vrais responsables sont épargnés. En agissant de la sorte, on ne fait que jeter de l'huile sur le feu, car cette politique de deux poids deux mesures ne peut participer qu'à attiser les tensions. Ce n'est certainement pas de cette manière-là que l'on fait de la politique, que l'on dirige un pays, que l'on peut le sauver de la crise et le mener à bon port. Il est vrai que le recours à de faux-fuyants est susceptible de permettre au gouvernement de jouir d'une trêve de quelques mois, grâce au mois de Ramadan et aux vacances d'été, caractérisés par un état de relâchement et de détente générale. Néanmoins, ce ne serait que partie remise, car la mobilisation des Tunisiens, en cette période de l'année, s'édulcore un peu mais ne s'estompe jamais. Ce qui veut dire qu'à la rentrée, les problèmes auront doublé et gagné en intensité. La vague de mécontentements risque de déferler sur l'ensemble du pays et l'inonder. Et là, il serait difficile de les affronter. Les pertes seraient doublées : une crise sociale et une déchirure de la société alimentée par le faux problème de l'identité...