Le mois de janvier vient de nous quitter, après nous voir longtemps secoués. En d'autres termes, son passage est loin d'être anodin. Il laisse des traces indélébiles qui sont difficiles à dissimuler ou à oublier. La place qu'occupe ce mois chez les Tunisiens est toute particulière, et ce lien viscéral qui les lie date depuis de longues années. En ce sens qu'il ne passe jamais inaperçu, il y a longtemps; ce mois tourmenté agite, constamment, les esprits et aiguise l'indignation et la détermination des Tunisiens. Cette manière d'accueillir le nouvel an est typiquement tunisienne. Y a-t-il une explication à cette effervescence hivernale ? Ou bien s'agit-il d'une simple coïncidence ? Pour nous édifier sur la question, nous avons fait appel à l'historien Amira Alaya Sghaïer qui développe une approche académique de la question, loin des conjectures hasardeuses. Injustice sociale Il commence par rappeler que l'histoire contemporaine de la Tunisie a une importance particulière, étant donné que des événements charnières ont eu lieu au cours du mois de janvier. Cela se vérifie à partir de l'année 1952, où la lutte armée contre l'occupant français a été entamée, avec l'avènement de ce mois. Ces événements marquent un grand tournant dans la guerre d'indépendance, car les patriotes tunisiens ont pris conscience que les méthodes pacifiques étaient infructueuses et ne pouvaient pas mener à l'indépendance, vu que le 18 de ce mois, les autorités coloniales françaises ont procédé à l'arrestation de la plupart des leaders du mouvement national, et en particulier, ceux du Néo-Destour, pour avoir pris les armes. Donc, c'est à partir de cette date que la lutte armée était déclenchée par ce qu'on appelait à l'époque« El Fallagas », dont Lazhar Chraïti, Tahar et Sassi Lassoued et tant d'autres. Cet événement majeur a abouti, en définitive, et tout le monde sait, à l'acceptation, par la France, de la négociation de l'autonomie interne qui fut accordée, le 31 juillet 1954, et qui mena, moins de deux ans après, vers l'indépendance politique. Un autre événement marquant est intervenu en juin 1963, que beaucoup de Tunisiens ne connaissent pas. Il s'agit des grands jugements politiques de certains symboles de la lutte armée dont, notamment, Lazhar Chraïti, suite à une tentative, visant à renverser le régime de Bourguiba, en décembre 1962. Ces jugements condamnaient, en fait, la réaction des Tunisiens qui protestaient contre la transformation du pouvoir en personnalisation extrême et en vraie dictature, ainsi que vis-à-vis de la détérioration de leur pouvoir d'achat, selon les explications de notre historien. Plus tard, en 1978, le mois de janvier a connu presque une révolution ouvrière, revendiquant l'indépendance de l'Ugtt et l'autonomie de décision, sans l'intervention de l'Etat, et s'opposant farouchement au monopartisme et la mainmise totale du Parti socialiste destourien (Psd) sur les appareils de l'Etat et la société civile, surtout après le congrès de Bizerte, en 1964, qui a instauré les « cellules professionnelles », à travers lesquelles on voulait asséner un coup de grâce à l'Ugtt et ses structures dans les différentes institutions de production, l'enseignement, l'administration, etc. Les événements du 26 janvier, poursuit le Dr Alaya Sghaier, constituent un changement qualitatif dans la répression des manifestants et des syndicalistes, incarnée par l'armée et la police, dirigée par le général Ben Ali, ainsi que par les milices du parti au pouvoir, guidée par Mohamed Sayeh. « Cette répression dans le sang de ce mouvement populaire et ouvrier a fait, d'après le régime, 52 martyrs et des dizaines de blessés, mais il paraît que le chiffre exact dépasse les 140, et certains parlent même de 400 morts et des milliers de blessés. Et si, en tant qu'historiens, on n'a pas pu trancher cette question, jusque-là, c'est parce que les autorités ne nous ont pas permis d'accéder aux archives de l'armée et du ministère de l'Intérieur », nous révèle-t-il. Parmi les manifestants assassinés, on ne reconnaît que les syndicalistes, tels que Guigua, mais la plupart des civils ne sont pas encore identifiés ; peut-être bien que leurs familles ne l'ont pas fait, par crainte des poursuites de la part du régime. Et il se peut, d'après lui, qu'elles se manifestent, dans le cadre de l'Instance vérité et dignité (Ivd). Itinéraire similaire Huit ans après ce qu'on appelle « Jeudi noir », éclatent des émeutes non moins sanglantes, le 3 janvier 1984, et provoquées pratiquement par les mêmes causes, à savoir la revendication par le peuple de sa part de la fortune nationale, c'est-à-dire la répartition des richesses du pays d'une manière équitable, et aussi sa contestation de la baisse du pouvoir d'achat et l'escalade des prix des produits céréaliers, qui constituent la base de l'alimentation des Tunisiens, à cause de la suppression des subventions de la Caisse de compensation, imposée par le diktat des milieux financiers internationaux, la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI) en tête. A la suite de ces émeutes meurtrières, précisément en janvier 2008, viennent celles de Redeyef qui constitue le creuset de la révolution tunisienne. Le jugement de l'historien, à ce propos, est tranchant : « Toujours les mêmes causes entraînent les mêmes effets : absence de justice sociale, marginalisation, corruption, injustice engendrent, forcément, rébellion et insurrection. Mais malheureusement, jusqu'à maintenant, ces mouvements n'ont pas abouti à des résultats tangibles, et espérons que la situation sera meilleure à l'avenir ». Néanmoins, la plupart de ces événements, qui ont éclaté au mois de janvier, ont une autre ressemblance : « Ils ont tous commencé au mois de décembre », fait remarquer le Dr Sghaier. Le coup d'Etat manqué de 1963 était dévoilé le 28 décembre 1962 ; ceux de 1978 ont été également déclenchés avant cette date, à Ksar Helal et Zaramdine, où l'armée a réprimé les syndicalistes et les ouvriers du secteur textile ; ceux de 1984 étaient amorcés, le 29 décembre 1977, à Douz, puis, ils ont, successivement, gagné Kébili, Gabès et Sidi Bouzid pour atteindre le nord et arriver, enfin, à Tunis. Le pays s'est enflammé, pendant huit jours, au bout desquels Bourguiba annonçait le retour à la case départ, en annulant l'augmentation des prix. Et il est de même pour les événements de la révolution, puisqu'ils ont commencé, comme on sait, le 17 décembre, avec l'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi. Les derniers événements de janvier 2016 suivent le même itinéraire, étant donné qu'ils ont débuté au mois de décembre 2015, à la suite du décès du jeune chômeur Ridha Yahyaoui par électrocution, à Kasserine. En réalité, cette similitude n'a rien de hasardeux. Elle s'explique, d'après l'historien, par le fait que le mois de janvier est le mois où sont déterminés les budgets de l'Etat et les dépenses publiques, et où on procède à la hausse des prix des produits de consommation, et à la révision des conventions relatives aux négociations autour des augmentations salariales. « S'ajoute à tout cela, souligne-t-il, une considération d'ordre climatique : les gens supportent moins la famine, le froid et le dénuement pendant l'hiver. C'est peut-être là un facteur supplémentaire qui stimule les mouvements contestataires, en cette dure période de l'année ».