Par Hmida Ben Romdhane En 1962, Mohammed Ali Clay avait 20 ans. L'armée américaine ne voulait pas de lui à l'époque parce que le test intellectuel auquel il était soumis montrait un quotient de 78, un chiffre inférieur à ce qui était requis par le Pentagone pour la conscription. Quatre ans plus tard, la guerre du Vietnam battait son plein. L'engagement croissant de l'armée américaine dans le bourbier vietnamien nécessitait de plus en plus de conscrits, mais il y avait ce problème de quotient intellectuel qui limite le nombre des candidats admis au service militaire. Qu'à cela ne tienne, on change les critères et on baisse le niveau des exigences intellectuelles pour que les jeunes modestement intelligents puissent être conscrits et envoyés au sud-est asiatique, à dix mille kilomètres de chez eux, casser du Vietcong. Avec les nouveaux critères de conscription de 1966, le jeune champion était bon pour l'armée qui l'avait prié de préparer sa valise et d'aller défendre l'honneur, la sécurité et l'intérêt de la patrie gravement menacés par les paysans vietnamiens. Réponse de Mohammed Ali : «Oui, mais les Vietcongs ne m'ont rien fait !» Ils ne lui ont rien fait à lui, mais en tant que dangereux communistes, ils menaçaient les fondements de la société américaine. L'American Way of Life était visé par cette multitude de planteurs de riz qui, tout en feignant de s'occuper de leurs rizières, lorgnaient hargneusement l'Amérique et, aidés par l'empire du mal soviétique, nourrissaient les pires intentions envers l'empire du bien américain. Cet argument massue n'avait pas convaincu le jeune champion qui insistait avec obstination que non seulement les Vietcongs ne lui ont rien fait, mais que les principes de sa religion musulmane, à laquelle il s'était récemment converti, lui interdisaient de tuer des innocents. Dans sa quête du statut d'objecteur de conscience, le jeune champion n'était pas guidé seulement par ses principes religieux, mais aussi, et c'est plus grave pour l'establishment à Washington, par des principes politiques. Il n'avait pas eu peur de crier haut et fort que «la politique du gouvernement consiste à envoyer le fils du riche au collège et le fils du pauvre à la guerre». Deux événements majeurs ont contribué à former la personnalité politique et la combativité de Mohammed Ali Clay. Le premier événement était le meurtre en 1955 d'un jeune Noir de 14 ans, Emmett Till, originaire de Chicago. Raison de son assassinat : il avait flirté avec une jeune femme blanche pendant un voyage à l'Etat du Mississipi. Les photographies du jeune Noir brutalement assassiné ont hanté pendant longtemps le jeune Cassius Clay. Le second événement l'avait marqué à l'âge de 18 ans. Il venait alors de remporter sa première médaille d'or aux Jeux olympiques de Rome de 1960. Il pensait que sa performance allait l'aider à mieux s'intégrer dans la société américaine auprès de laquelle il escomptait respect et reconnaissance. Déception et amertume. L'Amérique profonde, alors profondément raciste, ne voyait pas en lui le champion olympique, mais «le nègre olympique». Non seulement cela, mais, tout comme la plupart des Afro-Américains, on continuait à refuser de le servir dans les cafés et les restaurants de l'Amérique. La forte personnalité et la solidité des principes du jeune champion lui ont été d'un grand secours pendant les quatre ans au cours desquels il avait combattu, très loin des rings, devant les tribunaux américains. Sa bataille contre l'Etat fédéral devant les tribunaux était menée avec la même détermination et la même «rage de vaincre» que ses batailles sur le ring. Les Américains, ceux qui l'aimaient et ceux qui le détestaient, exprimaient le même étonnement face à ce jeune bagarreur qui tournait le dos à la gloire et aux millions de dollars qui l'attendaient sur le ring pour vivre dans l'endettement, mais en conformité avec ses principes. L'accès au ring lui était interdit tant que son contentieux avec l'armée n'était pas réglé. Il n'aurait très probablement connu ni gloire ni richesse, si la Cour suprême n'avait pas tranché en sa faveur. En juin 1971, à l'unanimité de ses membres, la Cour suprême cassa un jugement d'un tribunal américain et accorda à Mohammed Ali le statut d'objecteur de conscience. La décision de la Cour suprême, si elle avait rendu justice au jeune boxeur, était catastrophique pour Joe Frazier, George Foreman et d'autres encore qui avaient souffert le martyre pour avoir eu la témérité d'affronter sur le ring un champion pas comme les autres. Des millions à travers le monde gardent toujours en mémoire l'image pitoyable de George Foreman étendu sur le dos dans le ring après avoir été mis knock-out par Clay dans le fameux combat qui avait eu lieu en 1974 au Zaïre de Mobutu (aujourd'hui République démocratique du Congo). En 21 ans de carrière et sur 61 matchs en tout, ce champion exceptionnel en avait gagné 56 et perdu 5. Mais plus que son palmarès, Mohammed Ali Clay sera retenu par l'Histoire comme l'homme qui a préféré défendre ses principes plutôt que d'engranger les millions de dollars; comme l'homme qui a tenu tête à la machine fédérale et qui a fini par vaincre, même s'il avait perdu des dizaines de millions de dollars; comme l'homme qui a imposé sa reconnaissance à l'establishment washingtonien au point de devenir l'invité des présidents successifs à la Maison-Blanche; au point que son oraison funèbre a été prononcée par un ancien chef de l'exécutif, cette même institution qui avait tenté de l'écraser alors qu'il était à la fleur de l'âge.