Il vit encore, glorieux et malade. Mais, quand il apparut aux JO d'Atlanta, le stade se leva. L'ONU en fit un ambassadeur. Il est noir, boxeur. Né Cassius Marcellus Clay Jr., il changea son nom (venu de ses ancêtres esclaves) en Mohamed Ali, attribué par le chef de The Nation of Islam, Elijah Mohamed, qui entendait bien se servir de lui. Il fut l'ami de Malcolm X, se plaça du côté de Martin Luther King. Il fut récupéré, trahi, méprisé, champion olympique, champion du monde, infidèle, mégalomane, plein d'humour et de déraison, vaincu, vengé, bref, une légende. Le film de Michael Mann, Ali, est à son image, immense et beau, et Will Smith est superbement entré dans sa peau. Ali, un nom simple, banal, trois lettres, deux syllabes, un nom qui ne lui appartenait pas, sauf en ce sens qu'il l'accepta et l'imposa à coups de poing et à coups de gueule. Un nom qu'on lui refusa jusqu'à ce que le grand chroniqueur sportif Howard Cosell (Jon Voight), l'un de ses rares amis blancs, l'impose à la télévision. Michael Mann, contant l'histoire du gamin du Kentucky devenu «the Greatest», a l'intelligence d'éviter l'hagiographie et de montrer l'homme tout simplement, et c'était là un sacré boulot, car Ali ne fut jamais simple. D'où la richesse de ce film préparé et long comme une superproduction, à la «Autant en emportent les gants», mais intimiste surtout, car il suit, scrute un monstre de volonté et d'obstination, de fidélité (conjugale exceptée) au plus vrai, au plus charnel, souvent au plus mental. Au-delà de la violence qui règne sur un ring, de celle d'une société encore raciste dans les années 60, d'une nation qui mène une guerre condamnée en Asie, le portrait d'Ali est tout en clair-obscur, cette technique de la vérité humaine inventée dans la froidure flamande et qui colle parfaitement à la peau sombre et luisante de cet enfant du Sud le plus profond. Il y a quelque part dans ce film et dans cet homme (tant le personnage réel que l'acteur Will Smith) des lueurs de Renaissance. Condottiere ou conquistador, taillant à coups de poing, de silences butés, de folie ou d'imprécations antiques, un empire moral de New York à l'Afrique. Il y a le fric, aussi. Il le rafle, il le jette, il est condamné à le verser en amendes faramineuses, pour refus de participer à une sale guerre, allant de la ruine à la gloire via d'autres ruines, celles de ses amours. Si les combats filmés atteignent la violence de ceux de Raging Bull de Scorsese, ceux plus intimes et tout aussi violents qui se déroulent dans l'esprit de Mohamed Ali irradient également l'écran. Ali interdit de ring suit devant un écran de télévision un match des JO de Mexico, Ali face au tribunal répond: «Je ne suis pas en conflit avec le Vietcong», Ali l'impatient, condamné au repos, attend la décision de la Cour suprême qui lui rendra justice. Ali ruiné refuse l'aide financière de son vieil ami-ennemi Joe Frazier. Le colosse immobile et obstiné est tout aussi impressionnant que l'insolent et élégant danseur et imprécateur des rings. Le XXe siècle, siècle saccagé maintes fois, a engendré des héros un peu partout sur la planète. Là-bas, dans cette jeune nation capable de libérer un continent mais qui arbore souvent une morale à bigoudis de vieille rentière, un boxeur en fut un et le demeure. Un boxeur! Après tout, pourquoi pas? Le dernier combat du film, celui qui oppose Ali à George Foreman, en Afrique, territoire des ancêtres, dans le Zaïre de Mobutu, qui n'est pas un haut lieu de la démocratie, devient la métaphore d'une vie. Round après round, Ali encaisse les coups, terrifiant ses supporters suffoqués par cette folie, mais, ainsi, il épuise l'adversaire, qu'il finit par vaincre, encore une fois, en cogneur, en danseur, le visage sanglant et en sueur. «Il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse», écrivait Nietzsche. Le film de Mann gratte le chaos jusqu'à l'étoile.