Un Garfi peut en cacher un autre, voire deux autres. Chadi Garfi, qui a présenté son spectacle musical avant-hier, dans le cadre du Festival de la Médina et en compagnie de la chanteuse d'opéra syrienne Lebana Kentar, n'est autre que le fils de Mohamed Garfi, ancien directeur de la troupe musicale de la ville de Tunis, qui a un autre fils musicien et chef d'orchestre, prénommé Nadim. Mais rien ne justifie le talent autant que le sérieux et le travail. C'est un constat qui saute aux yeux de tout spectateur ayant pris place au Théâtre municipal dans la soirée du 30 août. Les fruits de la collaboration entre Chadi Garfi et Lebana Kentar sont charnus et savoureux. Le récital a été porté avec brio par les deux artistes. Chadi Garfi, au piano, s'est offert de quoi emporter son auditoire dans un univers musical épuré et éclectique. En plus de son instrument, il y avait contrebasse, accordéon, luth, flûte et percussions. Les musiciens, eux aussi, sont d'origines différentes. En début de soirée, l'orchestre a joué deux morceaux instrumentaux. De quoi nous embarquer dans un voyage fait de sons harmonieux et plaisants. Sans transition, on nous a servi le plat principal : une douzaine des titres les plus connus de la musique classique arabe, réarrangés à la Chadi Garfi, parfois à n'en plus être reconnaissables, comme Jâat mouadhibati. Là, vient la part de Lebana Kentar. Justement, parlons un peu de cette dame. Syrienne diplômée de l'Institut supérieur de musique de Damas, Lebana Kentar est l'une des rares artistes arabes à se spécialiser dans le chant d'opéra. Elle a été choisie en 2000, lors du concours de la reine Elizabeth à Belgrade, parmi les 5 meilleures chanteuses d'opéra dans le monde. Elle a d'ailleurs été sollicitée pour interpréter des rôles principaux dans plusieurs opéras dans le monde, dont celui de Violetta dans La Traviata de Verdi. C'est pour dire les grandes qualités vocales dont elle est dotée. En même temps, force est de constater que c'est souvent le sort de cette catégorie de cantatrices de talent et de ses semblables, comme la Libanaise Hiba Kawas, d'être plus connues ailleurs que dans leurs propres pays et dans le monde arabe, peu initié à l'opéra et dont la masse est de plus en plus influencée par le raz-de-marée de la musique commerciale. En Tunisie, où elle a déjà chanté lors de la deuxième édition de Mûsîqât, en 2007, l'on espère que la future ouverture de l'opéra de la cité de la culture pourra aider à y remédier. Lebana Kentar, c'est le genre d'artiste dont l'apparence n'est qu'un simple complément de la performance. Tout est dans ses cordes vocales. La fleur noire dans ses cheveux, que l'on retrouve, en paillettes, sur sa robe rouge inspirée des costumes flamenco, est comme un élément de contraste qui donne tout son sens à l'alchimie musicale. Lors de son passage de titre en titre, nous avons suivi Lebana Kentar comme on observe le plus chevronné des peintres à l'œuvre. Ses variations vocales ont mêlé Emta hate'eraf (Ismahan) à Ya zahratan fi khayali (Farid Al Atrach) et à Ya habibi ta'ala elha'ani (Ismahan), en passant par Ana albi dalili (Leila Mourad) et Ya touyour (Ismahan), deux titres où elle a pu donner libre cours à sa voix de soprano, pour donner au final un tableau haut en couleur et en ornementations. Le choix de Chadi Garfi en matière de chansons est non sans rappeler, dans un autre registre toutefois, celui du Libano-Grec Michel Elefteriades, initiateur du projet musical arabo-cubain Hanin y Son Cubano. Le risque à prendre, quand on construit son spectacle autour de reprises, c'est d'être, d'une part, comparé à d'autres artistes et, d'autre part, de laisser une impression de déjà-entendu auprès du public, surtout avec une chanson comme Ahou da elli sar, que l'on a mise à toutes les sauces durant les festivals de cet été. Heureusement qu'il y a, dans les classiques arabes, largement de quoi puiser sans épuiser, ce qui crée de surcroît un agréable effet de surprise, sensation que l'on a eue lors de l'interprétation de Ya achikata al wardi de Zaki Nassif. La touche finale est venue avec une version acoustique de Ahwak de Abdel Halim Hafedh, dont Lebana Kentar a fait un rappel, en plus d'un a capella de Yalli hawak chaghel bali d'Ismahan, avant de quitter la scène sous les applaudissements d'un public conquis, qui a eu la preuve de son talent de soprano et de diva. Pas étonnant donc qu'elle soit chef du département du chant d'opéra à l'Institut supérieur de musique de Damas, où elle enseigne également le chant classique oriental. Ce récital fut mémorable et enivrant au point de se demander ce que cela aurait été si les véritables interprètes des chansons étaient derrière le micro, ce soir- là. Au point, surtout, d'avoir pitié de ceux qui restent pendant des heures cloîtrés devant leurs téléviseurs à s'adonner à un zapping nerveux entre les chaînes de vidéo-clips arabes. Les présents n'ont vraiment, vraiment pas eu tort, si ce n'est peut-être de trop applaudir, parfois à tort et à travers !