Par Soufiane BEN FARHAT Dans son inégalable roman intitulé Voyage au bout de la nuit, Céline met en morceaux l'entreprise coloniale. Pages majestueuses où les choses sont dites crûment, sans fioritures. Style littéraire délirant, saisissant, hyperréaliste: "Ils passaient ainsi pendant des semaines et des années les uns devant les autres, les colons, jusqu'au moment où ils ne se regardaient même plus, tellement ils étaient fatigués de se détester… Il ne suffit pas d'avoir un képi pour commander, il faut encore avoir des troupes. Sous le climat de Fort-Gono, les cadres européens fondaient pire que du beurre. Un bataillon y devenait comme un morceau de sucre dans un café, plus on les regardait, moins on en voyait". Dans le New York Times, Steven Lee Myers juge ainsi la décision du Président américain de rapatrier les troupes d'Irak: "Pour ceux qui se battent en Irak, la guerre n'est pas une glorieuse cause ni, comme l'a soutenu une vieille publicité, une aventure. Ces derniers temps, elle ne constitue même plus un sujet de division nationale, comme l'avait été le Vietnam. C'est juste un boulot. Même avec la fin officielle des opérations de combat ce mois-ci, c'est un travail qui reste inachevé — des dizaines de milliers d'hommes demeureront sur place pour au moins un an encore — et qui, à l'instar de bien d'autres, ne procure de fortes émotions qu'à ceux qui le font". Pris dans les interstices d'une guerre asymétrique où l'ennemi est partout et nulle part, les soldats américains n'ont plus le moral. Leurs témoignages concordent. A la fin, ce qui importe le plus pour eux, c'est de ne pas perdre la vie. Le doute les ronge. Les réflexes de peur s'installent. La capacité offensive de l'armée en prend un sacré coup. En Irak comme en Afghanistan, les insurgés sont passés maîtres dans un jeu auquel les plus invétérés stratèges de l'armée la plus puissante au monde ne peuvent parer. Ils adoptent la guerre asymétrique. Dès lors, leurs stratégies et tactiques tiennent en trois mots : ne pas perdre. Ils savent que le temps joue pour eux. Mais aussi la population et le territoire. Bref, tous les ingrédients de l'usure plaident leur cause. Ce qui équivaut à empêcher les Américains d'avoir ne fût-ce que le sentiment de gagner, dussent-ils occuper le pays un siècle durant. On en a eu un retentissant exemple. Le 1er mai 2003, l'ex-président américain George W. Bush annonçait, habillé en militaire, du haut d'un porte-avions, la fin des opérations de combat des troupes américaines en Irak. Depuis, les pertes américaines se sont chiffrées par dizaines de milliers de soldats tués et blessés rien qu'en Irak. Ici, l'ennemi est insaisissable. Il frappe audacieusement au cœur même des dispositifs militaires américains. En face, la soldatesque est démoralisée, blackboulée entre l'appel du devoir et la certitude d'être bien au-dessous des performances requises. Le chroniqueur du prestigieux journal américain est catégorique: "Au Vietnam, les appelés servaient un an avant d'être rapatriés. Les soldats de métier de l'armée, composée uniquement de volontaires, ont combattu à la Grenade, à Panamá ou dans le Golfe, tout en sachant qu'ils rentreraient rapidement au pays, où ils seraient accueillis en héros. Les hommes déployés en Irak, eux, ne cessent d'y retourner. Ce sont des vétérans non pas d'une seule guerre, mais dans la pratique de quatre, chacune reflétant une nouvelle direction dans laquelle s'est engagé l'Irak : de la doctrine du “shock and awe” [choc et effroi] présidant à l'invasion, au conflit religieux sanglant qui s'est ensuivi, au “surge” [envoi massif de renforts] décidé par le Président Bush en 2007, pour finir avec le dénouement décidé par le Président Obama". Ceci sans parler de l'Opération "New Dawn" (Nouvelle aube), à laquelle s'adonnent dès ce 1er septembre les 50.000 soldats américains encore stationnés en Irak jusqu'en 2011. On comprend l'ampleur de la lassitude qui travaille le moral des troupes en profondeur. Ne parlons pas des milliers de soldats tués ou des centaines de milliers de blessés et d'éclopés de la guerre. Et ce n'est pas une mince affaire : un peu moins de deux millions de soldats américains ont servi jusqu'ici en Irak et en Afghanistan. On imagine l'ampleur du désastre au cœur même de la société et des familles américaines. Comme l'a si bien écrit Céline : «Il ne suffit pas d'avoir un képi pour commander, il faut encore avoir des troupes».