Par Slaheddine GRICHI Il était souvent reproché à Ben Ali et à sa cour d'avoir paupérisé l'enseignement et la culture, de les avoir vidés de leur teneur, au point que les diplômes tunisiens ne sont plus reconnus dans de nombreux pays étrangers, que le produit culturel bas de gamme s'est propagé démesurément et que les manifestations et les festivals, qui faisaient la réputation tunisienne et la fierté nationale, sont devenus anodins et pratiquement sans éclat. Mais il y avait assez de pudeur — schizophrénie ou du moins hypocrisie, devrions-nous dire — pour ne pas isoler la vraie création, museler les résistants à ce mouvement abrutissant, interdire de tribune tous ceux qui nageaient à contre-courant. Mieux, dans le discours officiel dans les médias, on prônait la recherche innovatrice, la culture savante et le labeur créatif. Et c'est ce qui a peut-être sauvé une partie de notre paysage culturel et de notre société dont beaucoup de jeunes ont été atteints par les maux inhérents à la marginalisation de la culture et de l'enseignement. En effet, l'affairisme — fût-il roublard —, l'ascension sociale et matérielle par tous les moyens, le travail bâclé et l'art fallacieux se sont élevés chez une proportion de la jeunesse tunisienne en culte, un culte opposé à l'idéal de l'effort, du savoir, du respect de ce que l'on fait, de ce que l'on propose, de ce que l'on «vend». Ce modèle sociétal dont les grandes valeurs et l'incitation à la culture générale sont occultées, a engendré des jeunes vacillants, ouverts aux excès et souvent incapables de discerner l'original de la copie, la transgression du vulgaire, le principe du dogme, l'universel du temporaire. La montée de la délinquance, de la ruée vers la drogue, la contrebande, le gain facile et le jihadisme en sont, dans une large mesure, la conséquence logique. Cela s'est étalé au grand jour, après le départ de Ben Ali. Aujourd'hui, nous remarquons que les choses vont de mal en pis, dans la mesure où nous sommes submergés par l'ignorance, les inepties, la vulgarité, la suprématie du pécule et la suffisance, de surcroît. Le plus dangereux, c'est que le culturel et les médias, surtout l'audiovisuel, ne font qu'illustrer et consacrer cet état de fait. Le positif est noyé ou balayé. Que de sketches mal assemblés et sans fond dramaturgique sont présentés par des stars de paille comme des œuvres de théâtre! Que de prétendus «tubes», sans valeur ni au niveau du texte ni de la musique et de l'interprétation, imposés à force de matraquage! Que de programmes, de variétés et d'interviews, débiles et débilisants, nous présente-t-on à longueur de semaine! Que d'animateurs, consacrés par l'audimat de vedettes du petit écran, distillent-ils préjugés, malséance, parfois haine sociale et manque de goût et de savoir! Leur argument massue est la popularité de leurs émissions et la leur propre, en conséquence. Ils oublient tous que leur mission n'est pas d'offrir ce qui plaît seulement, mais ce qui sert essentiellement l'esprit, ouvre les horizons, apporte un plus à la conscience collective et élève l'éveil des masses. Ce qui peut se faire à travers la fiction et le distractif. Encore faut-il avoir soi-même les moyens pour le faire, ou au moins appeler les initiés qui sont associés à leurs programmes — et il y en a — à proposer et à apporter davantage. Shakespeare n'a-t-il pas dit «donnez-moi un théâtre, je vous donnerai un grand peuple»? A prendre dans le sens large de l'expression.