La Tunisie a réussi sa transition démocratique. Mais le climat demeure délétère avec des tensions sociales et politiques. La crise aiguë qu'elle traverse nécessite l'union de toutes les composantes de la société pour une véritable réconciliation nationale afin de panser les plaies, renforcer la cohésion nationale et ouvrir une nouvelle page pour construire l'avenir commun Les dernières condamnations des anciens hauts dignitaires du régime de Ben Ali ont remis sur le tapis l'initiative du président de la République sur la réconciliation nationale. Annoncée dans son discours du 20 mars 2015, elle a été concrétisée dans un projet de loi organique adoptée au cours d'un Conseil des ministres exceptionnel, le 14 janvier de la même année, et transmis à l'Assemblée des représentants du peuple. Cette initiative qui devrait en finir définitivement avec le passé pour pouvoir avancer concerne à la fois le régime de Ben Ali que celui de la troïka (2012-2014). Aussitôt lancée, elle a reçu le soutien de plusieurs partis politiques, dont notamment Ennahdha qui a apporté son appui à «la réconciliation nationale proposée par Béji Caïd Essebsi». Elle a également reçu l'aval de plusieurs organisations de la société civile, dont l'Utica, qui considère que les poursuites engagées contre certains hommes d'affaires, interdits de voyage, ont fortement paralysé l'activité économique du pays. Il en est de même pour un bon nombre d'hommes d'affaires accusés, à tort ou à raison, d'être des «suppôts» de l'ancien régime et «d'avoir profité de ses largesses». Interdits de voyage et mis au ban de la société, leur «honneur a été jeté aux chiens». Le pays est resté l'otage de plusieurs surenchères politiques sur ce dossier, basées sur un sentiment de revanche et attisées par une haine contre tout ce qui a un quelconque rapport avec l'ancien régime. Le temps est venu, après l'installation des institutions de la nouvelle République, d'en finir avec un dossier en passe de devenir chronique. Il ne s'agit pas de revisiter le passé pour raviver les douleurs et remuer le couteau dans la plaie, mais plutôt pour en tirer les conclusions en s'arrêtant sur les erreurs afin d'éviter qu'elles ne soient plus commises. Ils ont droit à la dignité Et puis, tout le passé devrait-il être totalement rejeté et ses acteurs complètement «sacrifiés» sur l'autel d'une justice transitionnelle, à son tour, critiquée et jugée « vindicative ». Près d'un millier d'anciens hauts fonctionnaires, dont une trentaine de ministres, sont poursuivis en vertu du fameux article 96 du code pénal. Ils se sont trouvés impliqués dans des affaires judiciaires parce que dans l'exercice de leurs fonctions, ils ont été amenés à appliquer des consignes et des recommandations parvenant d'une autorité supérieure. D'autres ont été «dégagés» par des «néo-révolutionnaires» qui ont confisqué «la révolution des jeunes» en s'autoproclamant «protecteurs et défenseurs de la révolution» et «nettoyer l'administration». Aidés en cela par de nouveaux «inquisiteurs» qui avaient orchestré une véritable «chasse aux sorcières», ne lâchant pas de leur vindicte des fonctionnaires, pour la plupart honnêtes et consciencieux, en leur fabriquant de toutes pièces des dossiers. Ils ont droit à la dignité. Mais l'initiative présidentielle a été critiquée par l'opposition parlementaire, l'Instance dignité et vérité, certaines organisations de la société civile et des défenseurs des droits de l'Homme. Ils se sont mobilisés pour faire échec au projet jugé « en contradiction avec le processus de la justice transitionnelle, voire anticonstitutionnel ». Sollicitée, la commission de Venise a émis un avis mitigé, ce qui n'a pas empêché les auteurs du projet de loi de le revoir en fonction des recommandations de ladite commission tout en tenant compte des propositions émises par d'autres parties. Il est entendu que l'initiative exclut les personnes impliquées dans des affaires de corruption ou de malversation financières. Elles doivent répondre de leur forfait devant la justice qui reste le seul mécanisme à traiter ce genre de dossiers. Savoir convaincre et mobiliser Aujourd'hui, plusieurs voix s'élèvent pour exprimer leur inquiétude face aux «procès qui continuent, contre nombre de cadres de l'Etat parmi ceux qui ont servi l'Etat sans en tirer bénéfice, ni personnel, ni matériel ». Elles appellent à accélérer le processus de réconciliation nationale qui est au cœur du programme du président Béji Caïd Essebsi. Des partis politiques, des députés, des personnalités de la société civile et des hommes de culture et de médias multiplient les appels pour éviter d'ouvrir la boîte de Pandore. Plusieurs avocats ont répondu à l'appel de l'Amicale des anciens parlementaires pour se porter volontaires pour défendre les anciens hauts fonctionnaires poursuivis en justice. «Nous sommes soucieux de l'indépendance de la justice et veillons à bâtir l'Etat de droit » a affirmé son président, Adel Kaâniche. Mais il faut savoir convaincre et mobiliser. La justice transitionnelle ne doit pas dévier de ses nobles objectifs pour se transformer en une sorte de justice accusatoire et menacer l'unité du pays. Le groupe parlementaire « Al Horra » de Masrou3 Tounès a même présenté une initiative constitutionnelle pour « une réconciliation politique » afin de libérer l'administration de la peur. A son tour, Afek Tounès a appelé à « la promulgation d'une loi qui mettrait fin aux poursuites dont seraient sujets des fonctionnaires pour des faits commis dans le cadre de leur fonction avant la révolution ». La Tunisie a réussi sa transition démocratique. Mais le climat demeure délétère avec des tensions sociales et politiques. La crise aiguë qu'elle traverse nécessite l'union de toutes les composantes de la société pour une véritable réconciliation nationale afin de panser les plaies, renforcer la cohésion nationale et ouvrir une nouvelle page pour construire l'avenir commun. Elle constitue elle-même une réponse aux divergences politiques et sociales et aux menaces qui guettent le pays. Elle est également un préalable à tout processus de reconstruction. Il faudrait déconstruire les contre-vérités et les idées reçues et savoir aller au-delà de son appartenance politique ou idéologique pour agréger des sensibilités différentes, voire contraires. Tant que certains resteront enfermés dans une sorte d'autisme, repliés sur leur passé, leurs blessures, leurs certitudes et leurs haines, il serait difficile de pouvoir réaliser cette unité tant espérée.