Par Chedli KLIBI Parmi les dirigeants des pays libérés du joug colonial, seul Habib Bourguiba a pensé l'essentiel des obligations imposées par l'accès à l'indépendance. Pour lui, libérer le pays, c'était d'abord libérer l'Etat, en lui «rendant» sa souveraineté — s'il l'avait jamais exercée. Mais c'était aussi — et surtout libérer le peuple, en mettant fin aux causes qui l'avaient réduit à la dépendance. Liberté et souveraineté signifiaient, pour Habib Bourguiba, d'abord et essentiellement, dignité : au niveau politique, le pays devait être gouverné par lui-même; au niveau social, le peuple devait être maître de son destin et œuvrer, toujours plus, pour son bien-être et son développement. Après le combat pour l'indépendance, c'était une forme nouvelle de lutte à laquelle le peuple était appelé, une lutte qui ne pouvait connaître ni fin ni cesse, un projet de civilisation à nourrir constamment, tout au long de l'histoire, sans répit. Avons-nous assumé ce projet ? Nous avons entamé le processus conduisant à sa réalisation. Mais, en butte à toute sorte de blocages, nos efforts ont avancé avec peine : Une vieillesse de Habib Bourguiba mal maîtrisée, une succession mal venue et mal conduite. Mais surtout, des turbulences inédites, dues à des facteurs exogènes, aggravées par des causes endogènes. Les turbulences, venues d'ailleurs, étaient, au départ, provoquées par le traitement inique des problèmes concernant Israël; elles furent nourries plus tard par des guerres absurdes, donnant lieu à des formes de suicide : le terrorisme. Les causes endogènes sont en relation avec une pléthore de mouvements politiques — adonnés à des agitations pas toujours liées à des intérêts nationaux — une confusion presque générale entre liberté et anarchie ; le tout exacerbé par les retombées, politico-sociales, de problèmes régionaux irrésolus. Le climat du pays — et de son environnement — n'est donc plus celui où Habib Bourguiba pensait les problèmes de la jeune Tunisie, nouvellement libérée. Le mode de gouvernement doit, par conséquent, changer. Le pays ne peut être gouverné dès lors que par une série de consensus, social, économique, culturel et concernant les relations extérieures. Mais des consensus aussi larges que possible, rigoureusement conduits, périodiquement revus et ajustés. Ces consensus doivent aboutir à des orientations fondées sur des données de base constantes : les intérêts du pays, la cohésion nationale, l'essor culturel, le développement socioéconomique, les solidarités de voisinage, des coopérations équilibrées avec le monde extérieur. Pour que cette démarche s'implante dans les esprits, elle doit s'appuyer sur des valeurs éthiques, ouvertes et en constante évolution. Seul l'islam a élaboré une telle spiritualité, adossée à des orientations morales et culturelles impérieusement recommandées. Mais les peuples qui ont embrassé l'islam n'ont pas toujours respecté l'essentiel de ses messages.