Par Kérim MAAMER * La gouvernance tunisienne a été perturbée par les retards pris dans l'adoption du code électoral et l'organisation des élections municipales. Celles-ci seraient le socle légitime de la gouvernance. « Balladia » signifie en arabe, «petit pays »... L'expression affirme le sens politique de la gouvernance locale, pour la gestion d'un territoire déterminé, avec des compétences, des responsabilités et l'accord d'un projet commun. La responsabilité collective oblige à i) une permanence des pouvoirs locaux, ii) des aptitudes de fonction et de gestion publique, et iii) d'un projet démocratiquement adopté. La défaillance d'autorité locale vécue en Tunisie a beaucoup nui à l'Etat de droit et à l'intérêt public. Il est urgent de restaurer cette autorité, et protéger autant que possible l'espace public. Les prochaines élections démocratiques rassureront-elles de la bonne gestion publique, d'un avenir confiant, et passionneront-elles les électeurs ? Continuité et permanence des pouvoirs : Au-delà des hommes qui remplissent un mandat politique, il y a la continuité de l'Etat. Un cœur d'émotion de la révolution tunisienne est la dépersonnalisation de la fonction politique, pour l'inscrire dans la durée et la responsabilité locale, sous le regard de l'Etat et d'une Cour constitutionnelle. La municipalité est la défense de l'intérêt collectif, qui gère une fonction dans la durée et la continuité. La fonction de président de municipalité reste légitime, indélébile, permanente, quel que soit le contexte, et le mode de nomination, même si celle-ci est dite provisoire. La fonction ne pourrait se défaire de ses obligations, ni se justifier de quelconque raison, pour suspendre sa mission de surveillance et d'exécution. En aucun cas, les destructions d'arbres et de végétation, l'aménagement de projets illicites et incohérents, définis et non approuvés ne seraient justifiés en raison d'une vacance de pouvoir. La municipalité a une légitimité d'autorité et d'exécution, quelle que soit sa forme de nomination, durant un délai déterminé, ou provisoire. Nous sommes, malheureusement, loin de cet idéal démocratique. Des mots magiques ont été exploités pour nier les pouvoirs d'intérêt collectif, en se justifiant aisément de renversement politique et d'idéal démocratique, ou de crainte, de dénonciation populaire et d'illégitime d'autorité, ou encore de rivalités avec les autorités régionales et d'oppositions politiciennes montées en épingle. La dialectique révolutionnaire n'autorise pas de suspendre les responsabilités de l'autorité locale, ou de tout pouvoir public. Les municipalités ont nié leurs obligations collectives, de surveillance, de contrôle et d'exécution. Cette rupture des pouvoirs d'autorité est un acte très grave, assimilé à un abandon du collectif, qui menace d'anarchie. Les Tunisiens sont témoins de ce désordre de la construction à travers tout le territoire. Les excités de la brique et les intérêts marchands de ciment ont favorisé les aménagements incohérents, en dehors des lois, des autorisations et des avis de la collectivité. Le bâti illégal a balafré la vue de nos paysages, accaparé l'espace public, atteint à la fluidité de la circulation, nui à la qualité de la vie. Un banal regard constate des aménagements sur des espaces publics ou agricoles, des arrachages d'arbres et destructions de forêts, des constructions anarchiques le long d'axes routiers. Les conséquences portent atteintes aux ressources d'une nation, de son capital, de son attraction. Elles endommagent la beauté du pays, salissent les villes et les campagnes. Les atteintes sont portées contre la production agricole, la biodiversité écologique, la beauté des paysages, les recettes économiques, la mobilité, la pollution, le bien-être, etc. L'exemple de Djerba est manifeste. L'île, réputée pour ses paysages, a été anéantie par des bâtisseurs sans scrupules. Ils ont substitué la brique aux palmiers, imposé la masse de l'habitat vacancier sur les lieux de campagne, la construction de murs aux dépens de la luxuriance. Il sera impossible de restituer la beauté des lotophages, qui justifient l'économie du tourisme. Les exemples sont autant dramatiques à constater pour les régions du Bardo et de Khaznadar, La Soukra, La Marsa, Bizerte et ailleurs. L'appareil d'Etat a établi des structures d'autorité, de pouvoirs constitutionnellement définis, avec des compétences et des complémentarités entre régions, gouvernorats et municipalités. La Loi fondamentale impose un rapport de pouvoir défini par les fonctions de l'Etat. La municipalité détient une compétence, pleine et responsable, qui ne saurait se nier au nom de pouvoirs annexes venant de la République, de la région ou du gouvernorat. Un plan d'aménagement a défini les fonctions du territoire avec de strictes affectations pour les sols, constructible ou pas, urbains ou ruraux, espaces protégés ou zones naturelles. Une quelconque modification d'usage de l'espace passerait obligatoirement par une modification de la Loi fondamentale. Les atteintes à ce principe poseraient de graves préjudices à l'avenir de la Nation, avec des risques sur les ressources vitales (réserves d'eau, fertilité des sols, diversité biologique, production agricole, détériorations écologiques, goulots d'étranglement économiques, misère sociale...) Les municipalités ont nié leurs obligations collectives et laissé faire les abus les plus inacceptables. Ce n'est pas moins qu'un abandon du collectif que d'une trahison au devoir d'Etat, signifié d'incompétence ou de corruption. Les défaillances de pouvoirs de surveillance, d'exécution et de contrôle ont causé des destructions irrémédiables pour les zones écologiques, les ressources agricoles, les paysages naturels, la vie de la faune. Ceux qui ont laissé faire ces abus sur leur territoire local sans les énoncer auront à rendre compte d'une responsabilité devant une haute cour de justice ou d'une cour constitutionnelle. Aptitudes de fonctions et compétences de gestion : Les conditions électorales ne doivent pas négliger les conditions électives ! Les candidats doivent posséder les aptitudes et les compétences de gestion publique, l'enracinement et la vocation. Une connaissance de leur mission est mise à leur disposition pour établir le cadre d'autorité et d'action, d'accord et de contrôle, d'intervention et d'exécution. Les responsables de municipalités peuvent encore gagner une formation pour éclairer leurs objectifs et missions. L'ouverture de la gouvernance locale à l'arbitrage électoral doit considérer l'actuel contexte social de la Tunisie, mettant dans la balance l'intention démocratique et l'intérêt de gestion publique, les ambitions et les aptitudes des candidats, les coûts de l'engagement électoral et l'arbitrage de nomination, les risques de stigmatisation idéologique et la dépendance à l'égard des partis politiques devenus si puissants. La gestion des intérêts collectifs nécessite des compétences acquises dans le cadre de formations spécialisées, que les cadres tunisiens de 50 ans d'éducation n'ont pas acquises à ce jour. Il n'y a pas en Tunisie un niveau d'études universitaires de maîtrise pour préparer les cadres supérieurs à la gestion publique. Le spectre bourguibien à la politique avait contribué au compactage de ces volontés. Les études de « sciences politiques » ont été réservées à un 3e cycle d'études universitaire, ou de préparation à l'Ecole nationale d'administration. Les cadres publics sont généralement issus de sciences juridiques et économiques, et se sont rodés à la fonction par la nomination et l'expérience pratique. Or, les études juridiques préparent à agir dans un cadre de lois. Les économiques gèrent des ressources. La gestion collective ne se résout pas aux seules questions de droit et d'argent, mais à toutes les considérations du bien-être humain. Les sciences sociales et humaines sont un autre pilier de la formation universitaire, qui prépare au mieux à la charge des responsabilités collectives. La formation des « sciences po » apporte la connaissance multidisciplinaire, d'une science de synthèse, basée sur les apports approfondis du droit, de l'économie, de la sociologie, de l'histoire, de la géographie, de la philosophie (voir La Revue Pnyx, «La politique et la Science» 1991 – Bruxelles (re-édition Tunis - 2016). Les principes de gestion d'entreprise et de gestion publique divergent absolument. Les affaires économiques (commerciales, industrielles...) gèrent des intérêts d'argent, pour transformer des ressources en produits finis, à distribuer et à vendre sur un marché économique, avec un critère de rentabilité financière. Les intérêts publics sont autres que financiers, malgré l'impérative nécessité de naviguer avec l'outil financier, avec une fiscalité, des recettes et une redistribution. Outre les obligations de gestion comptable (de comptes ou d'agrégats), les méthodologies et pratiques (commerciales et publiques) ne peuvent se confondre. Les affaires publiques gèrent des activités humaines, projetées dans l'intérêt collectif, selon des autorités, un plan de mission et des projets clairement définis. La gestion municipale se préoccupe du bien-être des gens. Elle régit au sein d'un territoire, les fonctions humaines pour le travail, l'habitat, la formation, le soin collectif, les loisirs ... La bonne gestion est une alchimie de considérations, pour la satisfaction collective, qui consiste à identifier les besoins (de consommation, énergie, formation, loisirs, culture...), prévoir les risques (population, réseaux eau-gaz-électricité-communication, assainissement, éclairage public...), coordonner les espaces (publics, administratifs, écologiques...), planifier (équipements nécessaires, investissements, financements, budgets, taxes...). Dans les affaires économiques, les gérants sont désignés par l'Assemblée des propriétaires. Dans les affaires publiques, ils sont «nominés» ou « élus », par le pouvoir exécutif, ou par le processus électoral. Les fonctionnaires publics bénéficient d'un salaire d'Etat, qui leur permet de se consacrer à autrui, pour le service collectif. « Servir autrui » est une vocation pour laquelle « serment » a été prêté ! Il n'y a pas de confusion des missions d'intérêt public et une rentabilité personnelle. Cette confusion fut le point d'échec de l'ère Ben Ali. Les privilégiés d'une caste politique ont exploité l'appareil d'Etat pour un enrichissement personnel. Ces pratiques ont rendu la clique très impopulaire! La révolution tunisienne aspire à une nouvelle équipe de gestionnaires publics, compétents et honnêtes, soucieux du bien-être collectif, démocratiquement élus, sur la base d'un projet approuvé et adopté... Le projet social : Le projet municipal n'est pas porté pas une perpétuelle idée de refaire le monde. Il est porté par une responsabilité de gestion collective, pour satisfaire les besoins d'une population et le bien-être public. La gouvernance agit dans le cadre d'un projet social, en concertation avec l'esprit critique de toutes les considérations, pour contribuer aux décisions les plus justes et les mieux saines. Le projet vise à satisfaire le bien-être social. Il répond aux besoins humains de sécurité (paix – alimentation – logement - santé – production), de bien-être (éducation – jeunesse - hygiène – culture – soin social -pauvreté – personnes âgées...), de qualité de vie (justice - travail – liberté – loisirs - espaces loisirs/parcs - nature...). Il met en relation les ressources et les productions, en cohérence avec le progrès et l'optimisation des moyens, le développement local et national. Le projet social a son corollaire de projection spatiale, de coordination des activités et des besoins, des lieux et de l'évolution. La municipalité se préoccupe de rationalisation de l'espace, des activités, des conditions de l'habitat et de la coordination des équipements. Une bonne coordination du plan urbain est source de progrès. S'il ne l'est pas, il est source de mal-développement. L'aménagement de l'espace serait un indicateur de développement d'un pays. S'il est rationnel, harmonieux, équilibré... il justifiera un optimum de gestion, contribuera à des économies budgétaires, économie d'échelle, croissance économique, et niveau de bien-être. S'il ne l'est pas, gabegie, goulots d'étranglement, dépendances, crises sociales, psychiques seraient conséquents. Une mauvaise planification provoque des surcoûts et des goulots d'étranglements. Des ambitions démesurées risquent des faillites financières, un déclin collectif, ou un endettement des municipalités. La matière de l'urbanisme a évolué d'une préoccupation de planificateur soucieux de bon fonctionnement de ses services et de prestige de la ville, à la magnificence de ses monuments et l'harmonie de son architecture, l'optimisation de ses constructions et l'attraction de son confort, l'intérêt de son récit et la qualité de sa vie intellectuelle, la richesse de ses activités et leurs satisfactions culturelles ou artistiques... L'autorité politique tient donc un rôle multidimensionnel, pour répondre aux considérations socioéconomiques des habitants, aménager ces activités dans une organisation rationnelle de l'espace, et assurer un avenir durable sur les divers plans (production, environnement, diversité...). La gouvernance locale concerne une gestion des activités et des besoins - des infrastructures et équipements collectifs - approvisionnement en eau et énergies - transport et communications - stockage et distribution - élimination des déchets et assainissement des eaux usées - dépenses et ressources... Ces responsabilités sont définies sous les responsabilités d'échevins municipaux, ou de conseillers au maire. (*) Consultant politologue