Le projet de loi dit de « réconciliation économique », récemment renommé « réconciliation dans le domaine administratif » a finalement été adopté le mercredi 19 juillet 2017 par la Commission de la législation générale et sera soumis à l'ARP dans les jours qui viennent. Ce projet issu de la présidence de la République n'a cessé de refaire surface comme une grave menace brandie à l'encontre du processus de justice transitionnelle et de construction de l'Etat de droit en Tunisie. Depuis son dépôt en 2015, le projet a été amendé à plusieurs reprises sans jamais être retiré malgré la contestation sans relâche de la société civile. Parallèlement, plusieurs organisations et institutions internationales avaient soulevé les lacunes et contradictions d'un tel projet dans ses diverses versions. Cette fois-ci, les amendements apportés modifient substantiellement le texte originel pour aboutir à une « réconciliation » administrative à travers une amnistie des fonctionnaires et assimilés. Les acteurs de la société civile s'inquiètent de l'adoption imminente d'un tel projet qui constitue une atteinte grave au processus de justice transitionnelle et par là même à la Constitution et demandent aux députés de s'opposer à l'adoption d'un tel projet. En réalité, ce projet est en contradiction avec certains efforts et priorités nationales engagés ces dernières années : lutte contre la corruption, relance de l'économie, révélation de la vérité et garanties de non-répétition des crimes de corruption commis par le passé. Sa persistance récurrente repose sans doute sur le pari qu'à terme, avec l'usure, les citoyens viendraient à oublier les objectifs de la révolution. Le projet de loi est en contradiction avec la « guerre » contre la corruption menée par le gouvernement Le projet de loi sur la « réconciliation économique » est aujourd'hui réactivé et considéré par la présidence de la République et par la majorité des députés à l'ARP comme une priorité alors que le gouvernement, issu de cette même majorité, déclare mener une « guerre » contre la corruption, élevée au rang de priorité nationale. A ce titre, il a été procédé à des arrestations de nature exceptionnelle de plusieurs personnalités accusées de corruption et d'atteintes à la sûreté de l'Etat. Ces arrestations ont été initiées par le chef du gouvernement dans le cadre de l'état d'urgence. Comment peut-on lutter efficacement et durablement contre la corruption, d'un côté, et amnistier et blanchir les fonctionnaires coupables d'infractions sous l'ancien régime de l'autre ? Ces deux initiatives sont opposées, voire antinomiques. En œuvrant pour l'adoption du projet de loi sur la réconciliation, la politique du gouvernement et l'action de sa majorité parlementaire ne sont pas cohérentes. Ils perdent en crédibilité et en légitimité. Le projet de loi amendé ne vise plus que les fonctionnaires et assimilés « ayant commis des infractions aux lois et réglementations en vigueur sans en avoir tiré profit » mais le texte n'est pas clair sur la mise en œuvre pratique de la procédure et laisse place à l'arbitraire. La preuve que ces fonctionnaires n'ont pas tiré d'avantages matériels et moraux personnels des infractions qu'ils ont commises ne sera jamais administrée. Le projet de loi ne prévoit aucun mécanisme garantissant une telle preuve. Il existe donc un risque d'amnistier des fonctionnaires ayant commis des actes de corruption et de détournement de fonds publics. Le projet de loi ne participera pas à relancer l'économie Le projet de loi, même réduit à une amnistie des fonctionnaires, ne fera qu'affaiblir l'économie tunisienne en préservant les anciens rouages du système de corruption et de mauvaise gestion des affaires publiques hérité du passé. Maintenir en place des fonctionnaires ayant porté appui à des actes de corruption et de détournement de biens publics sous l'ancien régime n'aidera pas à rétablir la confiance des investisseurs, nationaux et internationaux, dans l'administration et les institutions de l'Etat. Le projet est une atteinte à la pleine réalisation des piliers de la justice transitionnelle Le projet de loi est contraire à l'article 148 de la Constitution tunisienne qui prescrit l'application du système de justice transitionnelle dans tous ses domaines. En effet, il porte atteinte aux principes de vérité, de justice et de garanties de non-répétition, pierres angulaires de tout système de justice transitionnelle et prévus par la loi n°53-2013 y relative. C'est uniquement en respectant pleinement ces principes que l'on peut atteindre la réconciliation qui ne connaît ni commande ni raccourci. Le projet porte atteinte à la révélation de la vérité De manière générale, les dispositions relatives à l'amnistie prévues par le projet de loi portent atteinte ostensiblement au droit de savoir et à la révélation de la vérité s'agissant de pratiques illégales systématiques et répandues au sein de l'administration de l'Etat sous l'ancien régime. Les circonstances et les conditions ayant engendré de telles pratiques, leurs causes, leurs mécanismes et leurs acteurs sont autant d'éléments qui doivent faire l'objet d'enquêtes impartiales et qui doivent être divulgués et communiqués au grand public. En vertu du projet de loi amendé, l'identité des fonctionnaires ayant collaboré avec des hommes d'affaires corrompus et proches de l'ancien régime ne pourra jamais être révélée aux citoyens tunisiens. Le projet constitue un obstacle à l'assainissement des institutions et ne garantit pas la non-répétition L'Instance vérité et dignité (IVD) est chargée par la loi de recommander à l'Etat tunisien de révoquer, licencier ou de mettre à la retraite d'office toute personne occupant des hautes fonctions de l'Etat, y compris les fonctions judiciaires, s'il s'avère que la personne en question a commis intentionnellement des actes ayant entraîné un appui ou une assistance aux personnes auteurs de corruption et de détournement de deniers publics sous l'ancien régime. Le projet de loi sur la réconciliation, tel qu'adopté aujourd'hui, rend impossible à l'IVD de recommander et de proposer des mesures d'assainissement et de filtrage concernant les fonctionnaires et assimilés auteurs d'infractions. Les fonctionnaires bénéficiaires de l'amnistie prévue par le projet se maintiendront dans les institutions publiques de l'Etat et ne seront jamais inquiétés ou responsabilisés. Le projet de loi réduit de la sorte considérablement la compétence de l'IVD en matière d'examen fonctionnel, de filtrage et d'assainissement des institutions. Les garanties de non-répétition, objectif majeur de la justice transitionnelle, se trouvent ainsi compromises. Si le projet de loi venait à être adopté, rien ne garantira que l'administration publique puisse dans l'avenir être respectueuse des principes de transparence, d'intégrité, d'efficience et de redevabilité, principes clairement exigés par la Constitution tunisienne. La réconciliation, dont l'une des composantes est la restauration de la confiance des citoyens en les institutions de l'Etat, ne serait plus possible. Organisations signataires Al Bawsala Al Karama Association de défense des libertés individuelles (ADLI) Association Daam Avocats Sans Frontières (ASF) Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ) Coordination nationale indépendante pour la justice transitionnelle (CNIJT) Euromed Rights Forum Tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) Justice et Réhabilitation Observatoire tunisien de l'indépendance de la magistrature (OTIM) Organisation mondiale contre la torture (OMCT) Ligue tunisienne des droits de l'Homme (LTDH) Reporters Sans Frontières (RSF) Réseau tunisien de la justice transitionnelle (RTJT) Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT)