Par Khaled TEBOURBI Comme prévu, le «60 ans de musique tunisienne» présenté par Shady Garfi en ouverture du Festival de Carthage n'a suscité qu'une «bataille» d'impressions. Ou totalement pour, ou totalement contre. Le jugement de la musique est ainsi, souligne Kundera («Une rencontre», textes de 2009 ; Gallimard), il a «son côté bête», «naïf», («c'est beau», ce n'est pas beau), plus ou moins «sentimental, propice à la perception facile(on dit subjective), Kundera assénait: au «soupir niais» ! Evidemment l'occasion se prêtait à mieux. On inaugurait «Carthage» sur un thème tout autre que «badin» : une synthèse de nos musiques depuis «l'Indépendance», qui est un choix «référentiel». Ni résumé ni «passage en revue». Avec ensemble philarmonique, qui plus est : une cinquantaine entre musiciens et chœurs, un jeune pianiste, compositeur et chef d'orchestre, et des arrangements complexes, risqués, «sophistiqués» . Autour, donc, d'un vrai projet. Pas nouveau certes : on «s'arme de moderne» pour revisiter (embellir? enrichir? rénover?) de l'ancien. Kassobji et Abdelwahab étaient un peu les précurseurs en Egypte. Années 30. Certainement dans le sillage du fameux Congrès du Caire où musicologues occidentaux et spécialistes arabes s'étaient «affrontés» : les premiers invitant à «maintenir inchangée la vieille tradition orientale», les seconds refusant cet «immobilisme colonisateur», et appelant à une modernisation de notre système musical. L'école «libanaise» se joignit, elle aussi, au mouvement. Tôt : années 40-60. Avec force talents et renom. L'immense Beyrouthan Tawfiq Bacha, d'abord, un peu «l'inventeur du grand orchestre», le premier qui a «familiarisé» l'harmonie et la polyphonie. Puis les Rahabani, les «innovateurs» par excellence, Assi, Mansour et Ziad, le trio historique des surdoués. Le Palestinien Sabri Chérif enfin, l'émule de Tawfiq Bacha, ou le pur classiciste Zaki Nassif dont la proximité de la musique du folklore et l'inspiration des chants d'église le rendirent (paradoxalement) plus «proche» des répertoires nouveaux. Ici, en Tunisie, l'interculturalité, les tendances réformatrices, le métissage musical, la culture symphonique, l'écriture lyrique, tout ce qui se propose comme alternative et «remède» à « l'hégémonie du ghinaa» existe depuis des décennies. Avec de grands noms et des expériences dignes d'être citées. Mohamed Saâda fut l'initiateur. Il étudia, se spécialisa et composa dans le contrepoint, la polyphonie et l'harmonie. Sa trop grande proximité avec la musique turque, ajoutée, début 2000, à un certain découragement(une œuvre injustement méconnue) le ramèneront à la fin de sa vie, vers le répertoire andalou. Vers la tradition. Mais Mohamed Garfi (père de Shady) en fut, entre 1970 et la mi-80, un véritable porte-drapeau. Œuvre lyrique, théâtre musical, succès critique, mais surtout de remarquables «réécritures» dans la série «Zakharef arabia». Une sélection pointue de chefs-d'œuvre de la musique arabe dont certaines versions, à notre avis(on pense au concert de 1993 à Carthage), habiteront définitivement les mémoires. Le travail de Shady Garfi dans «60 ans de musique tunisienne» s'inscrivait dans cette ambition. Prétendait à cette «lignée». Le plus juste, d'abord, eût été, de bien en saisir le but : une quête de sonorité. De modernité. L'univers sonore de la chanson traditionnelle, du genre musical «dominant» est, quoi qu'on en dise ses promoteurs et ses adeptes, «mol», répétitif, frappé de sclérose. Les jeunes générations musiciennes s'en sentent comme «obligés». Ils en prennent la «charge». Ils veulent aller de l'avant. Quand on réduit le jugement d' un spectacle tel que «Fann touness» à une «bataille d'impressions», on confond l'appréciation critique avec une simple affaire de goût. Voltaire avait raison de se méfier des goûts. Finalement, ils ne disent que nos penchants, nos envies. Il y avait de belles réussites dans les musiques de «Fann touness». Des reprises qui ont embelli les «originaux». Et il y en eut de moins bons à l'écoute. Sûrement. Mais le critère dans l'Art est dans la compétence, la maîtrise, la cohérence, la clarté. Réfléchissons bien : jamais dans ce qui plaît ou déplaît. Dans le «soupir niais» ...