Par Azza Filali Le 13 septembre dernier, l'Assemblée des représentants du peuple s'est transformée en un terrain de football lorsque les spectateurs quittent les gradins et commencent leur match parallèle par des insultes, avant d'en venir aux mains puis... aux sièges. Heureusement, sous l'auguste coupole, on avait pris soin de visser les sièges de sorte qu'ils n'ont pas pu servir de projectiles. Quant aux agressions physiques, elles seront pour la prochaine séance. Désormais, nous savons que tout est possible de la part de nos élus. Le cocasse dans l'histoire est qu'ils ont fait preuve d'une agressivité et d'une trivialité sans égales pour une loi portant sur la réconciliation nationale, et qu'après s'être payés leur défoulement salutaire sous nos yeux, ils ont fini par «sagement» voter le texte de loi. En somme, dans cette affaire, deux temps, aussi instructifs l'un que l'autre, seraient à analyser : le temps précédant le vote, puis celui du vote lui-même. Avant le vote, nos députés sont descendus à un seuil de bassesse et d'indignité, rarement égalées. A voir la scène, étalée en boucle sur les réseaux sociaux et les injures et grossièretés émises par des bouches fulminantes de hargne, il est difficile qu'un Tunisien doué d'un minimum de dignité, continue de croire que ces «messieurs-dames», le représentent de quelque manière que ce soit. Pour ma part, et très modestement, en tant que citoyenne lambda, j'atteste qu'aucun des individus gesticulant ce jour-là entre les allées de l'ARP ne me représente. La colère et les dépassements sont le lot de toutes les assemblées lorsque des avis contraires sont défendus. Mais l'élégance et la retenue sont des prérequis indispensables si on veut encore garder un crédit moral. Or, quel crédit demeure après une prestation digne d'une bataille de rues, ou d'une rixe de bar ? L'élégance, justement, et le mot est à sa place. Il ne désigne pas une courtoisie de salon, mais un certain niveau moral et intellectuel qui empêche un être de descendre si bas. Albert Camus écrivait dans un de ses livres : «Un homme, ça s'empêche». Mais Camus n'est pas à sa place ici, il n'est même pas à citer lorsqu'on se souvient des injures de basse classe émises, ce jour-là, par les messieurs-dames, élus du peuple. Venons-en aux dames, justement ! Malgré ma conviction ancrée de l'égalité entre les sexes, je persiste à penser que l'élégance dans l'expression et la bonne tenue devraient être jalousement revendiquées et préservées par les femmes, question de dignité, de niveau, de beauté en somme ; sinon, quelle différence y aurait-il entre une députée à l'ARP et une tenancière de bistrot ? C'est qu'on peut tout dire, en choisissant les mots, et sans se départir d'un calme et d'une dignité qui vous placent au-dessus de vos détracteurs et font tout de suite la différence. Encore faut-il, pour cela, posséder cette élégance dont je parlais. Malheureusement, pour certaines et certains, le mot élégance s'arrête à l'accoutrement (et encore...) Quant au reste, on peut fricoter avec la fange, si besoin. Pauvres de nous ! Après la guerre entre députés est venue la réconciliation nationale, en l'occurrence le temps du vote. Et là, sous nos yeux éberlués se sont affichés 117 pour, 9 contre et 1 abstention. Comment mettre bout à bout un projet de loi qui a suscité autant d'avis contraires, autant de hargne et de débordements avec un vote ayant permis de faire passer la loi avec une majorité plus que confortable, eu égard aux protestations des présents ? Où sont donc passés les détracteurs du projet, ceux qui hurlaient à leurs adversaires qu'ils défendaient les intérêts de leur parti et non ceux de la nation ? Par quel miracle ont-ils ensuite baissé la tête et voté oui ? En vérité, le plus probable est que cette loi, tant décriée, est passée grâce à la coalition d'intérêts d'Ennahdha et Nida, et que le «cirque» préalable au vote, n'a été que le fait de trublions appartenant à des petits partis, incapables de par leur nombre d'infléchir le vote. Un baroud d'honneur, en somme, même si le mot «honneur» paraît déplacé, face à ce qui s'est passé. Pour s'en tenir à la loi, et sans prétendre entrer dans des arcanes qui me sont étrangères, il est certain que deux amendements de ladite loi ont largement aidé à la faire passer : l'exclusion des crimes économiques, tout comme de la période venant après 2011 (celle couverte par la loi va de 1955 à 2011). Par un curieux tour de passe-passe, la commission chargée de réviser la loi à l'ARP, a jugé qu'aucune malversation financière n'avait eu lieu après la révolution... Mieux vaut en rire ou en pleurer, selon l'humeur du moment. Quant aux modalités d'application de ladite loi, retenons qu'une commission désignée par le chef du gouvernement sera chargée d'examiner les dossiers soumis, au cas par cas. Espérons que « ce cas par cas » indiquera la succession des dossiers dans le temps et non une diversité d'appréciation des malversations commises, selon la tête du client. Reste un élément dont personne, jusque-là ne semble s'être préoccupé, ni les députés trop pris par les querelles de chapelle et de personnes, ni la présidence de la République, dont les motivations, annoncées, sont la restitution des biens publics et la relance des investissements de la part de ceux qui auront été graciés (ça et seulement ça ?). Toujours est-il qu'il reste un partenaire dont personne ne s'est vraiment soucié : la société tunisienne. N'étant pas représentée par ses députés, se voyant imposer de manière toute présidentielle un projet de loi cousu main et qui passe haut la main, que peut-elle penser de tout cela ? Il est vrai que le mouvement «manich msameh» brasse assez large et demeure agissant, même s'il n'a pas pu éviter le vote de la loi. Mais qu'en pense tout le reste de la société tunisienne ? Un sondage, aux sorties d'usines ou d'entreprises, quelques questions à des hommes assis aux cafés, ou déambulant dans les rues, pourraient nous éclairer. Il est fort à parier que la réponse sera : «Ils font leurs magouilles en douce, sans nous consulter. Ils reprennent les bandits d'hier, soi-disant pour améliorer l'économie. C'est comme s'il n'y avait pas eu de révolution ! » De tels propos attestent d'une logique indéniable, même s'il y a méconnaissance de certains aspects sans doute positifs de la loi (au fait, à combien est estimé l'argent devant être restitué ? Selon certains experts, la somme devrait être très modeste). En tout cas, l'opinion publique semble en majorité hostile et pour certains dubitative quant au principe de la réconciliation. De cette opinion publique qui se préoccupe ? Les élus du peuple, censés aller dans les régions, expliquer et convaincre ? Encore faut-il qu'ils soient eux-mêmes convaincus et qu'après la minable prestation qu'ils nous ont offerte, ils soient encore capables de convaincre. En vérité, la loi sur la réconciliation nationale est un bon exemple de la situation qui prévaut aujourd'hui dans notre pays : un pouvoir centralisé et centralisateur, des élus fort peu soucieux de leurs bases, des lois à forte charge symbolique, votées sans réelle adhésion populaire. Quel bel exercice de démocratie nous avons eu là !