Une année après la fuite de Ben Ali, début 2011, les islamistes d'Ennahdha accèdent au pouvoir par les urnes et le « soft power » leur a permis d'y rester ! Ayant subi pendant de longues années les exactions du régime et privés des plus belles années de leur existence « terrestre », ces milliers de Tunisiens, base du mouvement, demandèrent la réhabilitation et l'indemnisation. Cette connexion entre l'engagement et l'argent se matérialisera par la suite dans une loi à part entière, votée dans le cadre de la justice transitionnelle. C'est tard dans la nuit du dimanche 29 décembre 2013 que fut adopté l'article portant création du fonds de la dignité «Al- Karama »pour l'indemnisation des victimes de la dictature de 1955 à 2013. IyedDahmani, alors député du bloc démocratique présent dans l'hémicycle, a accusé ses collègues de l´Assemblée de « profiter du sommeil du peuple pour le voler ». Et pour cause, il était ce soir-là un des rares élus de l'opposition à avoir assisté au vote. « Les amendements devaient être imprimés et distribués aux élus préalablement et non à la dernière minute pour forcer le passage » avait-il déploré. « Il est minuit passé et l'Assemblée nationale ainsi que le budget de l'Etat se sont transformés en butin dont ceux qui s'apprêtent à quitter le pouvoir aujourd'hui essayent d'avoir la plus grosse part ». Dans un état de droit, toute indemnisation ne peut être décidée que sur ordre d'un magistrat et non sur ordre du gouvernement. Chaque dossier devant être traité séparément.
L'Association des magistrats tunisiens (AMT) via sa présidente RaoudhaKarafi, ne manqua pas alors de réagir appelant le Quartet, parrain du dialogue national, à remplir son rôle devant ce qui a été qualifié comme une « atteinte » au pouvoir judiciaire. Pour le mouvement Ennahdha, le fonds « Al-Karama » est « un compte spécial » auquel le budget de l'Etat 2014 n'affectera aucun millime. Son financement proviendra, selon le mouvement toujours, d'associations, d'organisations et de particuliers désireux de soutenir le processus de la justice transitionnelle.
Les islamistes dénoncèrent en outre une tentative de contrôle de l'opinion publique portant à l'induire en erreur au motif que de « milliers de militants opprimés de longues années durant et dont un grand nombre continue d'être privé des attributs les plus élémentaires d'une vie décente alors que la révolution avait été faite principalement pour que les Tunisiens recouvrent leur dignité » avait souligné le parti à l'époque dans un communiqué.
Invité à donner ses impressions sur la question, Hamma Hammami avait estimé que la réhabilitation de ces personnes est une cause noble en soi mais qui a été traitée négativement car tout le projet a été présenté comme s'il s'agissait d'un « butin », ce qui a beaucoup nuit à son image « et puis la Tunisie est-t-elle en mesure de dédommager tout le monde ? », s'est-il interrogé. Il a aussi exprimé sa tristesse quant au fait que les victimes tunisiennes soient dédommagées par des parties étrangères et que l'Etat tunisien ait accepté l'aide du Qatar pour la compensation de ses personnes. « Est-ce le Qatar, où la démocratie est quasi inexistante, qui va me dédommager ? ». Rappelons qu'aussitôt le fonds créé, le Qatar avait fait don de 20 millions de dinars et avait exprimé son intention d'augmenter encore plus sa contribution si cela s'avérait nécessaire.
Le professeur de droit constitutionnel, Kaïs Saïd considère, quant à lui, l'adoption de l'article relatif au fonds de réhabilitation des victimes comme « incompréhensible », car la source de financement de ce fonds n'est pas claire. A quelle hauteur le contribuable tunisien devra y participer ? Les détracteurs du projet parlent d'une somme avoisinant les 2 milliards de dinars et peut être plus ! Ce qui est sûr c'est que cette indemnisation a déjà eu lieu en partie, mais sous une autre forme : le recrutement massif dans le public.
Information confirmée par l'ancien ministre des finances Houcine Dimassi qui a affirmé, le samedi 15 octobre 2016 sur la chaîne Attessia, que les compensations pour les bénéficiaires de l'amnistie générale, dont l'écrasante majorité est issue des rangs de mouvement Ennahdha, ont été versées de manière détournée en les recrutant, à tour de bras, dans la fonction publique.
90.000 personnes auraient été intégrées aux différents organes étatiques, sous le gouvernement de la Troïka et pour les seules années 2012 et 2013, selon M. Dimassi. Alourdi par un personnel dont il n'avait strictement pas besoin, l'Etat a vu son budget pour le développement touché de plein fouet.
Pour l'ancien ministre, le pire est que parmi ces personnes, certaines ont été parachutées dans des postes de direction alors que leurs compétences n'étaient pas prouvées ! Il a ajouté qu'à ces nouvelles recrues, ont été versés les émoluments relatifs à leurs années d'inactivités, passées en prison. « Un désastre pour l'équilibre des comptes publics » avait-t-il martelé.
En ce mois d'octobre 2016, Abdelhamid Troudi, coordinateur de la commission nationale de l'activation de l'amnistie législative générale et des victimes de la dictature, fait bouger l'affaire et appelle le président de la République, lors d'une rencontre au sein du siège de l'instance vérité et dignité à activer le fonds « Al-Karama ». Selon lui, il y aurait une campagne de dénigrement à l'encontre des militants qui n'ont pas bénéficié d'indemnisations.
Selon des sources bien informées, le ministère des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, dont Samir Dilou était le ministre, avait entre 2012 et 2013 reçu quelques 11.176 demandes d'indemnisation, mais aucun barème n'avait alors été formulé pour définir les modalités de calcul des indemnités.
M. Dilou avait affirmé que les dirigeants d'Ennahdha qui comptaient parmi eux des personnes comme Sadok Chourou qui avait passé plus de 20 ans dans les geôles de l'Etat, n'ont pas formulé de demandes de dédommagement. « Tout comme Nelson Mandela, ils ont formulé cette demandes pour ceux qui étaient le plus dans le besoin, mais pas pour eux-mêmes » avait-il affirmé.
Alors que la situation du pays est mauvaise et à un moment où le budget pour l'année 2017 est en passe d'être négocié devant l'ARP, voilà qu'arrive la demande d'activer « Al-Karama ». Le militant de gauche et écrivain Gilbert Naccache disait: « L'indemnisation n'étant liée à une quelconque demande d'allégeance à un pouvoir ou un parti quelconque, mais étant un droit donné à tous les amnistiés, ne peut pas être refusée ».
Nous pouvons assurer néanmoins que, jusqu'à ce jour, aucune information vérifiée n'a filtré quant à la hauteur de la participation du contribuable tunisien à ce fond. Aucune information non plus, pour ce qui est de la somme jusque-là réunie pour les dédommagements. Seul faits remarquables : l'enrichissement rapide de certaines personnalités appartenant à la mouvance et la singulière connexion qui existe désormais entre l'engagement et l'argent.