Par Aymen HACEN Beaucoup pensent que, à l'issue d'une longue semaine de dur labeur, il n'y pas mieux qu'un bon hammam pour que le corps et l'esprit se débarrassent du poids des jours. La religion, qui a par tradition installé des hammams en annexe des mosquées, ainsi que la culture populaire, qui a quant à elle développé cette tradition en la transformant en culte à part entière, ont fait que les bains publics soient devenus de véritables oasis attirant jeunes et vieux la veille des fêtes religieuses et pendant le week-end, à l'occasion des mariages et même quotidiennement, lorsque la fatigue et l'ennui s'emparent de l'être et vont jusqu'à l'aveugler. Rien que d'y songer est à vrai dire apaisant : depuis cette brume de vapeur chaude qui crée pour ainsi dire un reposant flou artistique, jusqu'à la chaleur sereine qui ouvre les pores de notre peau, la libérant des peaux mortes et de la poussière contractée passim, en passant par l'eau qui coule à flots nous apaisant les muscles, nous nettoyant les sinus et les voies nasales. Cela nous semble si doux que nous pouvons, à la suite de Baudelaire, nous écrier : «Là, tout n'est qu'ordre et beauté,/ Luxe, calme et volupté.» Sans doute le culturel influe-t-il sur notre vision et nourrit-il notre goût des bains maures. Peut-être les médecins et les spécialistes auront-ils leur mot à dire sur la question. Mais, vu le succès des stations de spa, sauna, hammam et jacuzzi, et les liens profonds qu'ils ont avec la médecine, notamment la rhumatologie, nous ne pouvons pas toutefois en douter. Friedrich Nietzsche — qui est, entre autres, le philosophe aussi bien du bon goût que de la rupture avec le goût de la tradition culturelle, historique et intellectuelle chrétiennes ayant sévi de 1492, date de la prise de Grenade par les Rois catholiques, à la fin du XIXe siècle, qui coïncide avec le début de la colonisation —, note dans le XXIe fragment de l'Antéchrist : «Dans le christianisme, les instincts des sujets et des opprimés viennent au premier plan : ce sont les castes les plus basses qui cherchent en lui leur but. Ici l'on exerce, comme occupation, comme remède contre l'ennui, la casuistique du péché, la critique de soi, l'inquisition de la conscience, ici l'on maintient sans cesse (par la prière) l'extase devant un puissant appelé “Dieu”; ici le plus haut est inaccessible, c'est un présent, une “grâce”. La publicité manque : le huis clos, le lieu obscur est chrétien. Ici l'on méprise le corps, l'hygiène est repoussée comme sensualité; l'Eglise se défend même contre la propreté (— la première mesure chrétienne après l'expulsion des Maures fut la clôture des bains publics — Cordoue en possédait seul deux cent soixante-dix). Une certaine disposition à la cruauté, envers soi-même et envers les autres, est essentiellement chrétienne; de même la haine des incrédules, des dissidents, la volonté de persécuter.» C'est évidemment la parenthèse ouverte par Nietzsche qui retient notre attention, non seulement parce que celui-ci est un féru du moraliste français Chamfort (1740-1794), qui affirme que «L'art de la parenthèse est un des grands secrets de l'éloquence dans la société», mais encore grâce à l'aptitude que l'auteur d'Ainsi parlait Zarathoustra a, comme nous venons de le lire, à transmettre des vérités tues ou passées sous silence en en récusant d'autres. Comme si alors l'hygiène intellectuelle, cette «philosophie à coup de marteau» à laquelle procédait Nietzsche, devait inéluctablement passer par la première forme d'hygiène, c'est-à-dire les ablutions et le hammam. Comme si Nietzsche non seulement renouait avec une hygiène et une culture nécessaires pour l'équilibre de l'homme, mais encore il puisait dans la Méditerranée et l'Orient les sources intarissables de l'homme à venir. Mais cet homme à venir n'est-il pas cet homme du passé, cet homme à qui Grenade a été enlevée ainsi que ses deux cent soixante-dix bains maures. Comment dans ce cas oublier Boabdil, alias Abû ‘Abd Allâh “az-Zughbî” Mohammed Ben Abî al-Hasan ‘Alî, le vingt-troisième khalife nasride de Grenade à qui Grenade a été prise et dont la mémoire subsiste à bien des égards grâce à ce qu'on appelle «le soupir du Maure», col de plus de huit cents mètres d'altitude ? La légende, qui a inspiré autant de peintres que de romanciers et de poètes, raconte que la mère de l'émir vaincu aurait ainsi parlé en apercevant la détresse de son fils : «Pleure comme une femme ce que tu n'as pas su défendre comme un homme !» Si dures ces paroles puissent-elles être, elles nous renvoient à l'hygiène dont nous avons tous besoin pour nous ressourcer au lieu de fléchir pour enfin courber l'échine et nous laisser abattre. Il ferait en effet si doux d'y songer, de songer à tout cela les paupières alourdies par la vapeur du hammam.