Des potentialités de progrès social sans précédent existent grâce au niveau des ressources matérielles de l'innovation et du progrès technologique. Mais la continuation et la généralisation du progrès social ne sont ni garanties ni inévitables. Il existe des risques majeurs de régression ou de rupture de progrès social, souligne le professeur Mustapha Kamel Nabli Le somptueux local de Beït-El Hikma, à Carthage, s'est transformé en un think-tank à l'occasion d'une conférence haute en couleur tenue magistralement jeudi dernier par l'ancien gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie, le professeur Mustapha Kamel Nabli, sur le thème «Quelles perspectives pour le progrès social au 21e siècle ?», sous l'œil attentif d'éminents professeurs, dont Abdelmajid Charfi, Sadok Belaid et Mahmoud Ben Romdhane. Des acquis sociaux durant les derniers siècles Une partie des résultats d'une étude réalisée entre 2014 et 2017 par le Panel international sur le progrès social (IPSP) a été présentée à cette occasion par le professeur Mustapha Kamel Nabli. Cette étude a été réalisée par 300 experts-chercheurs de par le monde dans le domaine des sciences sociales et humaines, dont le professeur Mustapha Kamel Nabli, dans un effort commun visant à développer des solutions basées sur les recherches les plus récentes, multidisciplinaires et non partisanes, pour résoudre les plus grands défis sociaux de notre temps. Ce rapport est en cours de publication (2.700 pages et 22 chapitres) par Cambridge University Press. Mustapha Kamel Nabli a évoqué les valeurs de base qui définissent la réalisation des objectifs du progrès social, citant dans ce contexte le bien-être, la liberté comme valeur en elle-même, la sécurité et la libération de la peur, l'estime et la reconnaissance, le sens de la solidarité, d'appartenance et d'identification et, à la fin, la qualité de l'environnement. L'appréciation et la mesure du progrès social sont complexes et interpellent deux questions essentielles: l'agrégation interpersonnelle et la multidimensionnalité. Pour une personne ou une collectivité, s'il y a plusieurs critères et plusieurs domaines de progrès social (inégalité, santé, niveau de revenus, éducation, liberté, démocratie), comment peut-on construire des indices agrégés pour mesurer le progrès social ?, s'interroge le conférencier. Les principaux moteurs du progrès social sont: les progrès de la science et de la technologie, la construction de structures politiques et sociales pour la production des biens publics et collectifs, l'économie de marché et le capitalisme comme modes de régulation économique, mécanismes de redistribution pour corriger les excès inégalitaires du capitalisme. Des succès énormes sont réalisés pendant les derniers siècles et surtout les 60 dernières années, ce qui a mené à l'accumulation de la richesse matérielle, la réduction de la pauvreté, l'ouverture politique, le développement des indicateurs sociaux, et l'apparition de grands mouvements sociaux d'inclusion. L'ambivalence du progrès Les grands mouvements d'inclusion ont été marqués par le démantèlement de la discrimination raciale (fin de l'esclavage, abolition de l'apartheid, lutte contre la discrimination raciale) et de la discrimination à l'égard des femmes. Le monde est passé de la discrimination négative (exclusion) à la discrimination positive (inclusion), souligne le professeur Kamel Nabli. Toutefois, il y a lieu d'opter pour la prudence et ne pas se laisser emporter par l'euphorie des progrès accomplis et taire l'ambivalence du progrès social caractérisé par les inégalités intra-pays, une mobilité sociale incertaine, la persistance des discriminations. Pour un certain nombre de pays africains, les plus pauvres, le PIB par habitant, comparé aux Etats-Unis, diverge de manière dramatique. 62 individus les plus riches possèdent autant que la moitié de la population mondiale la moins favorisée. Dans les pays en développement, il y a lieu de signaler l'augmentation de l'informalité et de la vulnérabilité. Les femmes sont plus exposées à l'informalité et à la précarité en plus de la double charge. Sans oublier le déclassement social, les pertes d'emplois stables et la crise de la démocratie qui est marquée par l'influence préoccupante des grandes entreprises et autres multinationales dans la vie politique, et la prédominance de l'influence des riches. La démocratie n'a pas souvent tenu ses promesses et son instauration a souvent été suivie de conflits et de régression sociale. Trois forces majeures continueront à façonner le progrès social, à savoir la démographie, le progrès technologique et la globalisation et l'enjeu majeur des migrations. M. Mustapha Kamel Nabli a expliqué que la démographie a été caractérisée par la croissance de la population mondiale. Cependant, cette population connaîtra bientôt un vieillissement très rapide, ce qui impliquera un changement radical au niveau des équilibres politiques et sociaux avec des pressions migratoires, l'exposition des coûts de santé et l'augmentation des financements des régimes de retraite. Des potentialités de progrès social sans précédent existent grâce au niveau des ressources matérielles de l'innovation et du progrès technologique. Mais la continuation et la généralisation du progrès social ne sont ni garanties ni inévitables. Il existe des risques majeurs de régression ou de rupture de progrès social. Quels scénarios pour le futur ? Cela illustre bien un certain nombre de cercles vicieux et de scénarios possibles qui mettent en jeu les aspects essentiels du progrès social et montrent des risques et des tensions concernant la réduction des inégalités au niveau global et intra-pays (égalité), l'environnement (soutenabilité ou durabilité) et la gouvernance démocratique sur les plans national et international ((libertés). Quel agenda d'actions pour le futur ? Les réformes et actions sont basées sur l'inévitable imbrication systémique de toutes les sphères qui ne peuvent être séparées : les ressources, le pouvoir, le statut, le savoir, souligne Mustapha Kamel Nabli. Il faut tenir compte des objectifs de développement durable, réformer le capitalisme, œuvrer pour un Etat émancipateur, démocratiser la démocratie. Pour ce dernier objectif, il est question de transparence et de limitations sur le financement des activités politiques (campagnes électorales, lobbying, partis politiques), renforcement de la démocratie participative-délibérative, la réforme des systèmes électoraux, et la limitation de l'impact des médias traditionnels qui sont sous influence des plus riches. Au niveau des perspectives et risques, trois scénarios sont retenus. Pour le premier, une nouvelle grande divergence mondiale est envisagée. Elle est marquée par la continuation des tendances 1990/2010 en termes de croissance économique jusqu'à 2050. Cela impliquera le rattrapage par la Chine des pays avancés, le début de rattrapage par l'Inde, le décrochage du reste du monde, surtout l'Afrique. Pour le deuxième scénario, il est question de la généralisation d'une bonne gouvernance dans les pays avancés et les pays en voie de développement, le renforcement de la démocratie et des libertés. Quant au troisième scénario, il n'exclut pas un changement vers l'autoritarisme qui se généralise de la Chine vers l'Inde et ailleurs, la poursuite de politiques fortes de l'Etat. Ce troisième scénario engendrera plus de croissance, mais le coût demeure élevé en termes de liberté et de risques de corruption.