De notre envoyée spéciale à Cannes Samira DAMI N'est-il pas temps que Jean-Luc Godard, l'icône du cinéma de la Nouvelle Vague reçoive, enfin, le trophée qui ne lui a pas encore été attribué ? C'est, donc, l'année ou jamais pour que «Cannes» répare cette injustice et récompense, enfin, celui qui symbolise toute une époque qui a révolutionné le cinéma dans le monde. Il ne reste plus que deux jours avant la clôture de la 71e édition du festival de Cannes, et déjà les pronostics vont bon train : à qui ira la Palme d'Or cette année ? Pour notre part nous la décernerons, volontiers, à Jean-Luc Godard pour son film «Le livre d'image» où, encore une fois, il réinvente le cinéma (voir notre critique dans La Presse du 14 mai). N'est-il pas temps, donc, que l'icône du cinéma de la Nouvelle Vague reçoive, enfin, ce trophée qui ne lui a pas encore été attribué, malgré ses nombreuses participations en compétition ? Ainsi, «A bout de souffle» ayant été, étrangement, recalé par le festival, Godard doit sa première sélection en compétition à «Sauve qui peut la vie», suivirent : «Passion», «Détective», etc. Pourtant c'est seulement en 2014 que celui qui a révolutionné l'écriture cinématographique obtint, enfin, une récompense pour son film «Adieu au langage» : le prix du jury qui lui a été, de surcroît, attribué ex aequo avec «Mommy» de Xavier Dolan. Pour le jury présidé, cette année- là, par Jane Campion, réalisatrice néo-zélandaise, il s'agissait d'envoyer un message fort, un symbole «en récompensant du même laurier le doyen et le cadet de la compétition». Un choix que le cinéaste a moqué, voire ridiculisé en ces termes : «Ils ont réuni un vieux metteur en scène qui fait un jeune film avec un metteur en scène qui fait un film ancien». Ce qui a profondément vexé le jeune réalisateur québécois, qui, du coup, n'a plus du tout apprécié cet aîné. C'est, donc, l'année ou jamais pour que «Cannes» répare cette injustice et récompense, enfin, celui qui symbolise toute une époque qui a révolutionné le cinéma dans le monde. «Leto» du russe Kill Serebrennikov est cet autre film remarquable de la sélection officielle tant il a enchanté la croisette. Ce qui séduit dans cet opus qui se focalise sur l'irruption du rock dans l'ex-Union Soviétique, c'est ce mélange de genre et de style, du reste très personnel, entre chronique, biopic, comédie musicale, histoire d'amour, drame et poésie. Au fil de cette richesse de la forme se décline le parcours fabuleux des rockers à Leningrad, au début des années 1980, durant la décennie de l'avant-Perestroïka annonçant la fin de la guerre froide, le dégel et la chute de l'Union Soviétique. Au centre du récit : la montée héroïque et fulgurante de Viktor Tsoï, un jeune musicien nourri de la musique des groupes mythiques de rock, entre anglais et américains, les Rolling Stones, David Bowie, velvet-underground, Blondie, etc. La rencontre de Tsoï avec son idole Mike Naumenko et sa femme Natacha sera le moteur du film. Une rencontre qui fertilisera le rock russe et suscitera l'engouement de milliers de fans avides de liberté et d'émancipation. Le réalisateur réussit à créer une atmosphère des plus folles où l'énergie le dispute à la créativité et à l'inventivité : séquences de concerts, scènes musicales fantastiques dans un bus, un train ou en pleine rue pour mieux défier le pouvoir, scènes d'exaltation des rockers, de rêves et de quête de liberté. Tout ce passé, librement, reconstitué en faisant appel à l'imaginaire, est filmé en noir et blanc, avec des inserts de visuels en couleur, renvoyant au présent. Le cinéaste fait, ainsi, un parallèle entre l'époque de l'Union Soviétique et la Russie d'aujourd'hui, où il est assigné à résidence, car accusé de détournement de fonds. A ses yeux, le parallèle est clair : l'oppression se poursuit et persiste, malgré tous les mouvements de rébellion et d'insoumission qui ont émaillé l'histoire de la Russie. Conte d'une famille pas du tout ordinaire Enfin, «Une affaire de famille», le dernier-né du Japonais Hirokazu Kore-eda, a séduit, voire bouleversé la Croisette, tant est pétrie de sensibilité et d'humanisme l'histoire de cette famille japonaise pas comme les autres qui vit de rapines et de vol à l'étalage. La famille composée d'une grand-mère, sa fille, son beau-fils et leurs enfants vivent heureux, les parents recueillent, même, dans la rue une petite fille maltraitée, malgré le dénuement, la pauvreté et la misère, cela jusqu'au jour où leur terrible secret est découvert. Ce drame social, à la fois tendre et dur, accroche de bout en bout, par la force et la cohérence du récit, l'extrême maîtrise de la mise en scène, et ces personnages de délinquants marginaux, magnifiquement construits, sont si attachants. Car, généreux, chaleureux, drôles, mais aussi voleurs et arnaqueurs. C'est qu'ils sont victimes du système économique, de la crise qui frappe les plus faibles, les plus misérables, des «loosers» attendrissants qui, quoiqu'ils survivent de débrouilles, arrivent à vivre pleinement leur humanité, malgré l'isolement, la douleur et l'amertume. Encore une fois Kore-eda remet sur le tapis ses thèmes privilégiés, quasi obsessionnels, tels la famille, l'enfance, la filiation, l'ordre social, traités dans plusieurs de ses opus («Nobody knows», «Après la tempête», «Tel père, tel fils», «Notre petite sœur») avec délicatesse, drôlerie et sensiblerie. En filmant ses personnages, sans jamais les juger, en plans rapprochés d'une manière pudique et délicate, en dirigeant ses acteurs avec maestria, le cinéaste amplifie la tendresse, l'empathie et l'émotion qui s'emparent des spectateurs, bouleversés par ce conte de la vie, non pas ordinaire mais marginale. Un conte ruisselant de lumières et d'espoir. «Une affaire de famille» pourrait rafler un ou plusieurs prix : Palme d'or, scénario, mise en scène et interprétation, tant il est irrésistiblement maîtrisé sur tous les plans, brillant et émouvant.