Entre 1981 et 2018, que d'eau a coulé sous les ponts mais le rendez-vous du public de Carthage avec Marcel Khalifa ne semble pas se distinguer du premier. Pour beaucoup d'Arabes, Marcel Khalifa demeure ce symbole de la lutte pacifique pour la cause palestinienne qu'il porte dans la poésie de ses chansons. L'artiste ne cesse d'incarner cette image du jeune Marcel criant «Montasseba al kamati amchi» (Debout je marche) qui résume tout ce qui loge dans la mémoire collective arabe. La cause palestinienne a dominé, jeudi soir, les gradins de l'amphithéâtre romain de Carthage, ornés de drapeaux tunisiens et palestiniens, d'où on pouvait voir une grande pancarte «La liberté pour George Ibrahim Abdallah et Ahmad Saadate, et à tous les détenus Palestiniens dans les prisons israéliennes», en guise de solidarité avec ces deux Palestiniens, condamnés à perpétuité. George Ibrahim Abdallah, militant communiste libanais qui avait combattu pour la cause palestinienne et libanaise, est emprisonné en France depuis 1984. Le second, Ahmed Saadate, chef du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) moisit dans les prisons israéliennes depuis 2006. Ces deux membres du FPLP demeurent des symboles de la lutte pour le droit des Palestiniens et ne cessent depuis leurs prisons respectives de soutenir la cause d'un peuple qui n'arrive pas à récupérer ses droits les plus élémentaires. Marcel Khalifa est toujours le même sauf que l'artiste a depuis beaucoup évolué, acquis une grande sagesse, celle d'un cumul d'expériences et d'un savoir-faire, celui de s'adapter à son époque et son public. Depuis son dernier concert à Carthage en 2014, la notion de scène semble prendre du renouveau. Après sa montée sur scène avec un orchestre symphonique de cent musiciens, il revient cette année dans le cadre de la 54e édition du festival international de Carthage, avec uniquement un trio (chant/oud, piano et percussions). Un nouveau concept qui marque sa volonté de se libérer du style classique du takht, comme il l'a déjà déclaré après son spectacle au festival international de Hammamet. En une nuit de pleine lune, l'amphithéâtre de Carthage a chaviré sous la beauté d'une romance perdue dans les notes de Marcel et Rami Khalifa. Elles parviennent comme une touche à la douceur de la soie, un long fleuve ruisselant, enveloppées d'une poésie au parfum de l'aube et d'une lumière qui annonce le jour après la pénombre. La signature de son fils Rami parle d'elle-même dans des morceaux solos ou autres qui accompagnent les chansons, anciennes ou nouvelles, interprétées par son père. Marcel Khalifa, l'artiste et le mentor, lui a fait hériter la création musicale et cette sensibilité extrême de l'esthétique sonore. De nouveaux arrangements, de nouvelles sonorités et des créations qui portent la touche de Rami, quelque part distincte de celle de Marcel. Entre son passage à Hammamet et celui de Carthage, le programme a peu changé sauf que les morceaux et chansons ont été, à chaque fois, autrement interprétées. Marcel Khalifa a l'art de maîtriser la scène, mais à certains moments, l'artiste n'arrive plus à se donner à fond dans des partitions et une musique très intimistes qui nécessitent silence total et beaucoup d'écoute. Après tant de gentils rappels de la sacralité de moments aussi précieux, l'artiste arrive à imposer un certain calme dans l'amphithéâtre pour poursuivre une virée musicale dans ses anciennes chansons ayant permis aux mélomanes de chanter en chœur. Une manœuvre d'un maître qui a permis à l'artiste de régner à nouveau sur la scène en enchaînant avec de longs morceaux où la sonorité prend le dessus sur le verbe. Tant d'hommages ont ponctué les morceaux et chansons interprétés; pour les martyrs tunisiens, pour les villes arabes et pour son ami le poète Adam Fathi à qui il a interprété une nouvelle chanson en dialecte tunisien «Akher Ellil» (la fin de la nuit). La musique chez Marcel Khalifa traduit tant de nostalgies: pour la patrie, pour la mère, pour les amis poètes partis de ce monde, Mahmoud Darwich et Sghaier Ouled Ahmed qu'il avait tant vus aux premiers rangs lors de ses spectacles, spécialement à Carthage. Les artistes Marcel et Rami Khalifa incarnent la dualité éternelle, père et fils, de tant de choses qu'on arrive à exprimer que par la mélodie d'une poésie ou l'harmonie d'une sonorité qui parle comme une symphonie éternelle, d'amour et de paix. Il est vrai, comme n'a cessé de le répéter Marcel Khalifa, que ce soit à Hammamet ou à Carthage, «on ne peut libérer la terre sans se libérer soi-même».