Constitutionnaliste, Slim Laghmani, après avoir participé aux travaux de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique en 2011, a été désigné par le président de la République pour faire partie de la commission des droits individuels et de l'égalité (Colibe). Le juriste répond ici aux questions de "La Presse" concernant le contenu du rapport de la commission et son impact politique et social. Interview Vous attendiez-vous à ce déluge d'attaques et de polémiques au moment de la publication du rapport en juin dernier ? Nous nous attendions à ce que la sortie de notre rapport soit suivie de réactions, puisque nous avons évoqué des sujets tabous, sur lesquels les Tunisiens restent partagés. Mais c'est ce clivage qui nous surprend, soit vous êtes pour ou vous êtes contre avec une quasi absence de positions nuancées. Ce qui signifie que la question a tout de suite été saisie comme idéologique et non comme juridique ou se rapportant aux droits humains. A partir du moment où on se place au niveau de l'idéologie, les dérives sont faciles. On ne discute même pas du contenu du projet, on personnifie ce travail, « le rapport de Bochra Belhaj Hamida », dit-on, [la présidente de la Commission des libertés individuelles et de l'égalité], qui devient la cible de toutes les menaces et de toutes les attaques dont certaines sont infâmes. Donc cette personnalisation et cette idéologisation ont marqué les réactions et pas tellement le débat qui s'est limité au milieu des gens « raisonnables ». Parmi les arguments de vos détracteurs, il y a la question du timing. Est-il vraiment venu le temps des libertés individuelles et de l'égalité totale femmes-hommes en Tunisie, qui traverse actuellement de grands défis économiques, sociaux et sécuritaires ? C'est légitime de poser cette question : on peut toujours s'interroger sur l'opportunité d'une initiative de cette envergure par rapport au contexte dans lequel elle s'insère. J'y répondrai selon deux arguments. D'abord, à l'évidence ce n'était pas le moment avant la révolution d'aborder de tels thèmes, notamment ceux des libertés individuelles, tant le jeu et les fils du pouvoir étaient saisis par une seule personne, l'ex-président Ben Ali, qui soit dit en passant a fait beaucoup de choses pour la femme. Je lui reconnais aussi une évolution majeure et tout à fait positive en ce qui concerne le statut de l'enfant naturel à travers la loi de 1998, une loi unique dans le monde arabe qui mérite d'être approfondie et renforcée. Par contre, au temps de Ben Ali, les réformes n'entraînaient jamais de débats. A l'époque du président Bourguiba non plus d'ailleurs, lui qui décidait seul des avancées juridiques, de leur ampleur et de leurs limites. Ce n'était pas « le bon moment » et cela ne pouvait pas l'être quand il n'y avait pas de possibilité de débat public, mais le temps est venu aujourd'hui que la liberté d'expression existe, que le débat est ouvert et qu'il est possible de poser toutes ces questions. Ce contexte est en plus appuyé par l'équilibre relatif des forces politiques, une vertu favorable à la liberté. De ce point de vue, c'est bien « le moment » d'un projet comme celui de la Colibe. Pour répondre à l'autre versant de la question, à savoir le timing et l'échelle des priorités. Cet argument serait valable si les deux questions dépendaient l'une de l'autre. Plus précisément, si les avancées des lois en matière d'égalité et de libertés individuelles bloquaient une éventuelle croissance économique. Or, ce n'est pas le cas. On ne voit pas comment progresser sur le terrain des libertés individuelles empêcherait le développement. On ne voit pas comment accorder à la femme l'égalité successorale serait un frein à l'amélioration des conditions économiques du pays. Alors que justement il est question d'ouvrir aux femmes une porte de pouvoir économique. Elles qui, selon les chiffres effarants à mon avis, ne possèderaient que 3% des terres. Je ne vois pas en quoi rendre possible la propriété foncière pour les Tunisiennes et particulièrement pour les femmes rurales porterait atteinte au développement ! Vous dites dans l'exposé des motifs que les libertés individuelles peuvent assurer la réussite de la transition démocratique. Les libertés publiques dont jouit la Tunisie depuis la Révolution de 2011 et surtout depuis la publication de la Constitution de 2014 ne garantissent-elles pas la poursuite de ce processus ? Les libertés qu'on appelle publiques ou plus précisément les libertés collectives sont celles qu'on exerce collectivement, comme la liberté d'association ou de création de parti politique, elles se distinguent des libertés individuelles que l'individu peut exercer en toute autonomie ou qui existent pour protéger l'individu en tant que tel. Nous sommes relativement avancés en matière de libertés publiques et très en retard quant aux libertés individuelles. Ça ne signifie pas que la première catégorie de libertés n'intéresse pas la transition. Bien au contraire. Cependant on ne peut pas concevoir une démocratie qui soit simplement un jeu de mécanismes limité essentiellement dans le scrutin, mais qui soit également constitutive de valeurs. Or la démocratie en tant que système de valeurs est indissociable de l'individu. Le premier acte démocratique n'est-il pas fondé sur le vote ? Un geste individuel, secret et libre et qui suppose un choix autonome. Il se trouve que nous avons accusé un grand retard au niveau juridique en matière de droits individuels : le droit à la vie privée, la protection des correspondances et la protection du domicile privé. Plus grave encore : la conscience collective elle-même a du mal à assimiler ces droits. Nous n'avons pas la culture du respect de l'espace privé. Au contraire, cet espace du « secret » est considéré comme le lieu de toutes les suspicions et de tous les péchés. Et nous nous donnons le droit de mettre la vie privée des gens sous surveillance. Nous pensons même avoir tant un droit de regard que l'obligation de nous ingérer dans les affaires d'autrui au nom de valeurs communautaires, qu'elles relèvent des mœurs, de la morale dominante ou de la religion. Alors que dans le Coran un verset qui me semble fondamental prescrit : « N'espionnez pas ». Cet état d'esprit, à savoir la négation de l'individu, ne remonte-t-il pas aussi au temps de l'autoritarisme et de l'omniprésence d'une police, qui s'arrogeait tous les droits sur les citoyens tout au long de plusieurs décades ? Oui, mais est-ce que cette situation est due à un Etat autoritaire ou remonterait-elle plutôt à beaucoup plus loin ? C'est l'absence de l'individu qui permet d'asseoir la dictature. Ce n'est point un hasard que toutes les idéologies fascistes soient communautaristes. A cause de ses compromis et ambiguïtés, la Constitution est taxée de «pot pourri», par Iyadh Ben Achour dans son livre «Une révolution en terre d'islam». Son ambivalence visible à la conjugaison de l'article 1 « l'Islam religion de l'Etat» avec l'article 2 « la Tunisie est un Etat civil» ne favorise-t-elle pas des interprétations à l'antipode les unes des autres comme celles qu'a provoquées le rapport de la Colibe ? « Pot pourri », disiez-vous ? Je n'utiliserai peut-être pas la même expression que Iadh Ben Achour. La question que je pose est la suivante : aurait-on pu aboutir à l'adoption de la Constitution sans cette ambivalence qui ne marque pas uniquement les articles 1 et 2 mais également le préambule de la loi fondamentale et d'autres dispositions encore, celles se référant à l'identité particulièrement ? Comment expliquer ces ambiguïtés ? En fait, à chaque fois que les rédacteurs de la Constitution ont été confrontés à une opposition irréductible des points de vue concernant la société, l'identité ou le régime politique, ils ont choisi non pas de dépasser ces contradictions ou de trouver une authentique synthèse entre elles mais plutôt de les mettre entre parenthèses. Ce qui a permis d'adopter le texte mais va autoriser parallèlement des interprétations à l'antipode les unes des autres du texte Constitutionnel. On voit bien à la suite de la publication de notre rapport à quel point la Constitution n'a résolu aucune de nos contradictions culturelles, elle n'a fait que les mettre entre parenthèses et le rapport de la Colibe a supprimé les parenthèses. Sur la Cour Constitutionnelle, vous dites dans un récent post Facebook : « La composition de la Cour Constitutionnelle, instance de régulation du «sens» de la Constitution, est plus importante que les élections à venir ». Avez-vous en tant que Colibe pris le rôle de cette instance en tranchant par rapport aux contrastes de la Constitution et surtout en congédiant les traces de la religion de vos références Constitutionnelles ? A-t-on pris la place de la Cour constitutionnelle ? Oui et non. En fait ce qui nous a été demandé par le président de la République consiste à dégager ce qui dans la législation actuelle reste contraire à la Constitution. Cela relève de la fonction de la Cour constitutionnelle. Mais dans un autre sens non, nous ne nous sommes pas érigés en tant que Cour Constitutionnelle. Parce que notre commission propose deux projets de loi. Le premier est relatif au Code des droits et libertés individuelles et le second se rapporte à l'égalité hommes et femmes et la non discrimination entre les enfants. De ce point de vue ce projet de loi est susceptible d'un possible recours en constitutionnalité. Nous savons que jusqu'ici le chef de l'Etat n'en a retenu qu'un seul point qui fera l'objet d'un projet de loi présidentiel : celui relatif à l'héritage. On s'y attendait puisque le discours du 13 août 2017 avait porté essentiellement sur cette question, qui visiblement lui tient à cœur. C'est une question importante car elle touche à la fois au pouvoir religieux — la question de la succession est au centre de versets coraniques dont on affirme à tort leur clarté — et au pouvoir économique ainsi qu'a l'ordre social, c'est-à-dire aux équilibres d'un système patriarcal. Mais je ne la considère pas plus importante que le Code des libertés individuelles, qui lui s'il était adopté serait chez nous à l'origine d'une véritable mutation à la fois culturelle et sociale. *Demain : la suite de l'interview