Par Mohamed Abou Hachem Mahjoub * Nous publions ci-après dans son intégralité le texte que nous a envoyé Mohamed Mahjoub, philosophe et universitaire tunisien, en hommage à feu Madame Fatma Haddad-Chamakh, ex-professeur de philosophie à la faculté des Lettres de Tunis. La Presse se joint au professeur Mahjoub pour rendre un hommage particulier à Mme Haddad, symbole du succès de la Tunisie post-indépendance dans la construction d'une société moderne et respectueuse des droits de la femme Années d'apprentissage : 1936-1961 Issue d'une famille tunisoise d'intellectuels fonctionnaires, Fatma Haddad-Chamakh naît le 10 mars 1936. Enfance, jeunesse et scolarité sous le signe de la détermination et du courage: au lycée de la rue de Russie où elle poursuit ses études secondaires, elle est l'unique musulmane de sa classe. Son engagement nationaliste s'exprimera dès ses années lycée : destourienne et bourguibienne, totalement acquise à la cause nationale d'une Tunisie moderne, elle le restera toujours. C'est en 1955 qu'elle entreprendra des études de philosophie, d'anthropologie et de langue et civilisation anglaises à l'Université de La Sorbonne, à Paris. Etudes couronnées, en 1961, par la réussite au concours d'agrégation de philosophie. Le temps de l'enseignement, de la recherche et de l'engagement universitaire De retour en Tunisie, Fatma Haddad abordera sa vie d'adulte sur plusieurs fronts : d'abord elle enseigne dans les lycées secondaires et à l'Ecole nationale des professeurs adjoints, avant de rejoindre l'Université en 1967. Elle aura pour inspecteur Georges Canguilhem. C'est en 1967 que commencera pour elle une carrière d'universitaire philosophe et de chercheur. Les cours qu'elle assurera varieront, selon les années, de l'histoire de la philosophie (grecque, classique, moderne et contemporaine) à la philosophie politique, à la philosophie morale et à la philosophie générale. Les générations successives d'étudiants qu'elle formera retiendront d'elle l'image d'une professe ure exigeante, cultivée, polyvalente : c'est sur les textes variés — dépassant les limites d'une seule spécialité — ceux de Platon, de Kant, de Locke, de Hobbes, de Hegel, de Hume … qu'elle exercera ses étudiants à la méthode ordonnée du commentaire philosophique. Ces années d'enseignement auront aussi été, pour elle, des années de formation qu'elle mettra à profit dans son travail de recherche (thèse de doctorat d'Etat sur Spinoza) que silencieusement elle mena sous l'autorité philosophique de Paul Ricœur dont nous fêtions,en 2013 justement, le centenaire. Ricoeur, dira-t-elle, sera l'un des trois hommes qui ont compté le plus dans sa vie : Manoubi Chamakh, son père, Habib Bourguiba, son Zaïm (Leader) et Paul Ricoeur, son Maître. Assistante (1967-1968), maître-assistante (1968-1977), maître de conférences (1977-1982), professeure de l'enseignement supérieur d'histoire de la philosophie moderne au département de philosophie à la faculté des Lettres et Sciences humaines et sociales de Tunis, en 1982, puis professeur émérite à l'Université de Tunis, Fatma Haddad-Chamakh a pu, dès le début de sa carrière, asseoir et imposer sa réputation d'enseignante rigoureuse, attentive aux traditions universitaires, soucieuse du texte avant le commentaire, attachée au respect de la méthode. Mais aussi à l'écoute de ses jeunes étudiants, puis de ses jeunes collègues qui la rejoignaient au sein du département de philosophie. Sa réputation est aussi celle d'une femme ayant un sens élevé de la responsabilité et de l'impartialité. Intransigeante, et souvent difficilement manipulable, peu commode même, ses prestations lors des différents jurys universitaires qu'elle a présidés ou auxquels elle a pris part en témoignent sans exception. Sur le plan universitaire, elle participe dès 1978 à mettre en place la structure de l'agrégation de philosophie dans le dessein, dit-elle, d'améliorer l'enseignement secondaire de cette discipline, et de promouvoir une filière d'excellence dans cette spécialité. Elle participe également à la mise en place des études de 3e cycle et des études doctorales : c'est ainsi qu'elle a pu inviter d'éminents universitaires français faisant ainsi profiter ses étudiants de leur savoir et de leur expertise. Elle a aussi pris part à l'organisation de plusieurs colloques aussi bien au sein du département qu'au sein d'autres institutions dont l'Académie Beit Al-Hikma où elle a pris part à la quasi-totalité des rencontres philosophiques qui s'y sont tenues. Mais elle a aussi, à des moments divers, pris part à la vie de l'institution universitaire : membre, plus d'une fois, du conseil scientifique de la faculté des Lettres et Sciences humaines de Tunis, directrice de son annexe à La Manouba, directrice du département de philosophie, présidente de la formation doctorale et de la formation agrégative de Philosophie, ainsi que membre du Comité de rédaction de l'estimée revue «Les Cahiers de Tunisie». Engagement civil et idée de l'université. Fatma Haddad ne s'est jamais dérobée à son devoir de militante pour la liberté et les droits de l'Homme. Le problème de la liberté religieuse en Islam, mais aussi dans les deux autres religions monothéistes l'a préoccupée dès le début. Nous trouvons dans ses articles et manuscrits plusieurs échos de participations répétées à des manifestations scientifiques, notamment les rencontres islamo-chrétiennes. Plusieurs questions, plusieurs inquiétudes : comment lire le Coran aujourd'hui ? Quel statut pour la tradition en Islam ? Unité ou diversité de la parole de Dieu dans les trois religions ? Etc. L'éthique médicale, à travers le Comité national d'éthique médicale, aura été l'une de ses préoccupations majeures : A travers ses réflexions, elle apportera à ce Comité le regard du Philosophe sur les problèmes liés à la souffrance, à la douleur, à la transplantation d'organes etc. La principale cause civile pour laquelle Fatma Haddad s'est dépensée sans compter est la cause de la femme. L'Unft, la commission de l'éducation du Conseil international des femmes, le Conseil scientifique du Credif, l'Afturd, autant d'organismes liés à la cause de la Femme et dans lesquels elle a évolué. Mais surtout, dans les années 90, plusieurs séminaires et colloques universitaires tenus et animés à Paris-VIII et à Tunis et consacrés à plusieurs aspects de la problématique de la femme tunisienne, maghrébine et arabe et surtout à la question des droits humains de la femme. C'est enfin à l'Institut supérieur des sciences humaines de Tunis (Ibn Charaf) qu'elle a lancé, en compagnie de nombre de ses collègues, un mastère professionnel d'Etudes féminines, le premier du genre à l'Université Tunisienne. C'est à ce mastère, à son organisation ainsi qu'à sa gestion pédagogique et scientifique qu'elle consacrera les dernières années de son activité académique. Sur le plan politique, Fatma Haddad-Chamakh ne sera pas intimidée par son appartenance politique destourienne et bourguibienne pour soutenir aux côtés d'autres collègues universitaires la revendication de liberté et d'ouverture portée par la jeunesse estudiantine mais aussi par une partie des destouriens. Sa propre maison abritera courageusement, pendant les années 70, des réunions dont émaneront lettres et pétitions adressées à l'opinion publique tunisienne. Comment être «philosophe » sans être « éducateur » ? Tels sont les divers aspects d'une âme inquiète pour son pays, pour ses concitoyens, pour sa société, inquiète pour le « vivre-ensemble » d'une société qui ne s'est pas tellement immunisée contre l'instinct destructeur de la division. Philosopher pour Fatma Haddad, pour autant qu'il s'y agisse de réfléchir et de vivre, de penser et d'agir, d'enseigner et de chercher, c'est une sorte de «formation-prévention», une «éducation pour l'avenir», précise-t-elle. Cette «formation», avertit-elle dès 2003, concluant un volume de mélanges que lui ont offert ses collègues et disciples, nous n'y avons pourvu que rarement, exceptionnellement », même en Tunisie : « Il nous faut nous remettre au travail pour sauvegarder l'essentiel : l'avenir du vivre-ensemble dans la liberté et la paix pour nos enfants et petits-enfants. C'est pourquoi le «philosopher ici et maintenant » de l'époque, qui s'ouvre pour nous par la destruction méthodique de la Ville lumière de Haroun Errachid, est appelé à moins de se débiter comme un psittacisme, à se convertir ou se subvertir en philosopher du combat contre les nouveaux sophistes et les nouveaux cyniques, militants de la loi du plus fort et de la guerre préventive, contre le nouvel ordre thélogico-politique auquel les armées anglo-saxonnes ont ré-ouvert la voie au sein de la nation irakienne. Le nouveau philosopher, pour être de partout et de toujours, doit se transformer en une pédagogie du partage, entre égaux, du pouvoir et du savoir rationnel à l'usage de nos sociétés quasi-acéphales, la plupart enfouies dans la recherche d'un hédonisme qui procure l'oubli, la léthargie, « l'indolence » et l'indifférence à l'avenir. L'alternative est claire. Philosopher ou disparaître de l'Histoire, penser et apprendre à penser ou disparaître de la scène politique mondiale ». Voilà pourquoi Fatma Haddad a scrupuleusement tenu à lier toujours et dans un même geste : philosopher et éduquer.