L'intelligence artificielle fascine et fait peur à la fois. Les emplois humains risquent-ils un jour d'être remplacés par des robots et des machines ? Des enseignants universitaires et des experts se sont penchés sur la question. Big data, digitalisation, intelligence artificielle sont, paraît-il, les nouveaux maîtres du monde. La superpuissance est définie comme un «territoire maîtrisé et connecté», selon l'expert Jamel Haouas qui est également enseignant universitaire en marketing à l'école Esprit. Ce nouveau mode d'intelligence est omniprésent dans tous les secteurs. Il fascine les uns et repousse les autres mais ne laisse nullement indifférent. Toutefois, l'intelligence artificielle fait aussi peur, selon le Pr Zeïneb Ben Ammar Mamlouk, ancienne présidente de l'université de Tunis El Manar et membre du conseil scientifique du Forum de l'académie politique (FOAP) qui a consacré sa première conférence de l'année 2019 à ce thème avec la collaboration de la Konrad Adenauer Stiftung. Mais au-delà de cette peur légitime, plusieurs questions ont été débattues à cette occasion ; sommes-nous prêts à ce futur qui est d'ores et déjà notre présent et surtout où en sommes-nous ? Humains et robots feront-ils bon ménage ? Le Pr Zeïneb Ben Ammar Mamlouk va plus loin. «Lorsque les professions intellectuelles risquent de se voir remplacer par des machines, quels emplois humains peut-il encore rester? Les logiciels répondent à vos appels, organisent votre agenda, vendent des chaussures, conseillent des films, diagnostiquent les maladies et conduisent les voitures». C'est le risque de délégation d'humanité au profit de la machine. Les fonctions sans plus-values seront de plus en plus automatisées à l'exemple des voitures sans chauffeur, des drones effectuant des livraisons, et des robots multitâches. Il existerait, selon les experts, plusieurs principaux types d'intelligence dont l'intelligence artificielle restreinte (ANI) où l'ordinateur est plus compétent que l'homme, mais il n'est capable de réaliser qu'une seule tâche bien précise, l'intelligence artificielle de haut niveau ou généralisée (AGI) où l'ordinateur dispose des mêmes capacités qu'un être humain, dans tous les domaines et enfin la super-intelligence artificielle (ASI) qui va finir, une fois que la machine aura égalé l'homme, par le surpasser en tout point, dans des domaines très différents, d'où cette peur de ce type d'intelligence d'autant plus que les opérateurs de marché sont en train d'être remplacés par des ordinateurs. Selon une étude de McKinsey Global Institute publiée fin 2017, près de 800 millions de personnes pourraient perdre leurs emplois avant 2030, et entre 75 millions et 375 millions, soit 14 % des employés dans le monde, devront changer de travail. Doit-on avoir peur des dangers de la science? A la recherche de toujours plus, l'homme a fini par toucher au cœur du mystère humain et à manipuler sa nature propre, ses fondements génétiques : la sexualité et la mort. De quel droit s'opposerait-on aux manipulations génétiques qui permettraient la naissance d'un enfant débarrassé des handicaps génétiques ? Loin de se limiter à la procréation, l'on devient «fabricant» (banque de spermes de donneurs sélectionnés, don d'ovule, utérus de substitution ou artificiel) et la parenté deviendra de plus en plus sociale et de moins en moins biologique, souligne notre experte. A la question suivante «dis, maman, d'où viennent les enfants?», la réponse serait «mon fils, tu es la propriété intellectuelle du labo untel, tu es le fruit de l'ADN recombiné in vitro, selon le brevet n°…», aime-t-elle à nous faire savoir. Il ne faut pas rire, ceci risque de devenir réalité dans une trentaine d'années, mais il faudrait plutôt se demander «Où va-t-on ?». Marvin Minsky, professeur de robotique, prophétise qu'en 2045, nous serons capables de «sauvegarder» notre esprit qui est une production émergente de l'interaction entre les neurones. Si nous pouvons cartographier ces interactions, et les reproduire sur un autre support, nous aurons effectué une «copie de sauvegarde» de notre personnalité. Reste alors à la placer dans un nouveau corps, artificiel ou virtuel, pour ressusciter l'individu ainsi préservé». Le physicien Stephen Hawking, le fondateur de Microsoft, Bill Gates, et P.-D.G. de Tesla Elon Musk, qui ont fait de l'intelligence artificielle le centre de leur vie et de leurs travaux, alertent aujourd'hui sur les dangers et s'inquiètent des menaces que l'intelligence artificielle fait peser sur les humains qui sont confrontés au mystère d'exister et rencontrent des questions fondamentales sur leur évolution, souligne le Pr Zeïneb Ben Ammar Mamlouk. Quid de l'intelligence politique ? Il se trouve aussi que les politiques sont eux aussi à l'affût des dernières tendances et méthodologies en matière d'intelligence artificielle, nous révèle l'expert Jamel Haouas. Il définit à ce titre la superpuissance comme un territoire maîtrisé et connecté et met la notion de «l'industrie de l'influence» en exergue en expliquant comment influencer et gouverner à l'ère du data et comment conquérir les électeurs. Les outils d'aide à la décision sont la collecte des données, l'analyse et le croisement. En fin connaisseur du Big data, il évoque l'importance de la maîtrise et d'une compréhension approfondie des données, du ciblage géographique, de la valeur politique de la localisation, de la cartographie de la masse électorale, de l'identification des zones de concentration, du design des cartes de porte-à-porte, et l'optimisation de la prospection. Toutes les astuces du big data au service des politiques pour l'exercice d'influence sur les intentions de vote. Tunisie… Etat des lieux Le digital est au cœur de toutes les stratégies d'entreprise, explique Dr Salima Kriaa Mdhaffer. C'est en maîtrisant les clés de la transformation digitale que les entreprises adoptent une vision sur le long terme, gagnent en productivité et dépassent leurs objectifs. La digitalisation est devenue un phénomène naturel qui combine l'apparition d'internet et les avancées quotidiennes informatiques. L'intervenante rappelle la mise en œuvre d'un projet pilote entre le gouvernement tunisien, la Corée du Sud et la Banque africaine de développement (BAD) en vue d'améliorer les rendements agricoles, suivre la désertification et former les ingénieurs au Big data, en plus de la création d'un dialogue privé-public en 2012 pour faire avancer la Tunisie vers la migration numérique et digitale, ce qui a permis l'avènement d'un conseil national stratégique de l'économie numérique (CNSEM) et la mise au point d'une stratégie dénommée «Tunisie Digital 2018», devenue par l'effet de procrastination «Digitale 2020». Mais que des projets avec beaucoup de bruit, notamment des colloques et peu de réalisations, regrette Dr Salima Kriaa, et ce, au moment où la transformation digitale représente aujourd'hui pas moins de 22,5% de l'économie mondiale, un taux qui continuerait de croître pour atteindre les 35% d'ici 2030. Quelques banques privées, des opérateurs de télécommunications et entreprises commerciales émergent du lot dans le contexte de la digitalisation mais on est très loin du compte. Protection des données personnelles à l'épreuve de la digitalisation Malgré l'adoption d'une loi organique, les données personnelles sont toujours menacées par l'invasion des technologies et du numérique. La connexion à Internet et aux réseaux plus particulièrement a affaibli les frontières entre la sphère privée et la sphère publique de sorte que les données personnelles de chacun d'entre nous ne sont plus secrètes, la vie privée est affichée sur les réseaux au su et au vu de tous, révèle à son tour Salma Khaled, maître de conférences agrégé à la faculté de Droit de Tunis et avocat. A ce comportement social inconscient, s'ajoute la fragilité du traitement des données par les entreprises aussi bien privées que publiques. Outre l'action en responsabilité civile et pénale ouverte à l'encontre du responsable du traitement et du sous-traitant, un contrôle est institué par le législateur grâce à des institutions telles que l'Agence nationale de sécurité informatique qui a pour mission de détecter les failles d'intrusion dans les systèmes informatiques. S'ajoutent à cela le contrôle judiciaire et les sanctions pouvant être infligées aux cyber-délinquants qui, grâce à des manipulations, s'ingèrent dans des banques de données, des boîtes mails pour voler des données personnelles et en faire un commerce. «Nous sommes partout retracés et référencés. Les données personnelles une fois introduites sur Internet, nous échappent à jamais», souligne-t-elle. Et d'ajouter que «L'addiction à la connexion à Internet a fait des données personnelles une marchandise qui se vend et s'achète par des géants du Data». Elle conclut que la protection des données personnelles dans un monde hyper-connecté, informatisé et numérisé émane en premier lieu d'une nécessaire prise de conscience des individus de la gravité de la mise en ligne de leurs données et en deuxième lieu de la responsabilité de l'Etat quant aux données conservées dans les administrations publiques qu'elles doivent s'engager à sécuriser. La protection des données personnelles est un état d'esprit, une mentalité et une éducation et sur ce point, l'Instance nationale de protection des données personnelles a beaucoup de travail à faire.