Démarrage hier soir, aujourd'hui et demain, d'un premier cycle de représentations de « Madame M», une pièce créée et mise en scène par Essia Jaïbi et interprétée par la grande Jalila Baccar, Mouna Belhaj Zekri, Mouïn Moumni, Imène Ghazouani et Hamza Ouertatani, et produite par Familia Production. Une première œuvre de Essia Jaïbi, maîtresse à bord pour la mise en scène et la scénographie, qui partage démocratiquement l'écriture du texte avec les acteurs Jalila Baccar, Mouna Belhaj Zekri, Mouïn Moumni, Imène Ghazouani et Hamza Ouertatani. Un texte collectif, une écriture presque « en plateau » où l'idée primitive de Essia Jaïbi s'est enrichie et déployée au fil des mois de travail. Les personnages se sont sculptés à même les corps des acteurs faisant de la pièce un spectacle vivant, d'une profondeur contagieuse qui n ‘épargne, ne pardonne ni les acteurs ni le spectateur. «L'histoire est tirée de faits réels», nous dit la voix… Avant de nous plonger dans les abysses du vrai dans toute sa complexité, tous ses mensonges, dans nos propres angoisses et nos désillusions. Portrait d'une famille en or et en douleur Une famille, la mère Madame M fête ses 65 ans, a cinq enfants brillants, une belle maison et une retraite paisible. Hager, une journaliste ambitieuse, croise le chemin de cette famille et y cause des dégâts irréparables suite à un article, vite et mal écrit, sans conscience ni recul ni aucun souci de la vérité. La pièce s‘ouvre sur un air de fête : quatre enfants unis pour célébrer l'anniversaire maternel. Sourires, bougies de joie, visages heureux, magnifiés d'or et de musique baroque vernie de strass... Mais un orage secoue le groupe, le tord et le disloque. La fine couche de dorure de leurs habits et bijoux se disloque, craque et révèle l'indicible… La mort, la douleur, les meurtrissures…. Chacun d'eux, piégé dans ses convulsions, refuse, crie et essaye de rompre le lien... mais qui y arrivera ? C'est à la Cité des Jasmins que Madame M a planté ses racines et ses cinq enfants. Une forteresse, entourée d'un jardin fleuri, qui brille, d'un bonheur presque provocant, inquiétant, au milieu de la ville sale et infestée de rongeurs. Une utopie qu'elle a payé cher, et qui se trouve attaquée de toutes parts, journaliste ratée spécialisée dans les fake news, voisins envieux haineux et un ordre public inquiété par toute manifestation du beau. La famille se trouve lynchée, le royaume de Madame M livré aux quatre vents et son jardin d'Eden réduit à néant. Le feu de la haine ampute l'empire de Madame M d'un être vital et nécessaire, le dernier homme… Le cadet des fils. Face à la mort, à l'altérité assassine personnifiée par une journaliste arriviste, sans talent ni scrupule, avide d'or et de reconnaissance, le clan se soude, animé d'un désir maternel dévastateur de vengeance… Mais la lutte se déplace, devient centripète. «La bête immonde», comme la nomme Hager la journaliste faussaire, se retourne contre elle-même, autophage, sans pitié. La famille implose, et chacun va au bout de sa déchirure, en mutilant tout ce qui constitue son être et sa mémoire : frères, sœurs, père, connu ou inconnu…Et Madame M, mère de tous les maux. Brillante noirceur et lumière d'humour Le texte, somptueusement noir, est éclairé, à la tunisienne par un humour corrosif, drôle comme une tragédie, dramatique comme une comédie, il colle à ses personnages, eux-mêmes auteurs, et passe d'une vertigineuse noirceur à un éclat doré, dans une langue libérée parfois dure et même crue, totalement vraie et vivante. La mise en scène décalée mi-immersive Plateau nu, mobile, tanguant en pleines tempêtes internes, des chaises et une table, un carré comme un ring de boxe accueille les huis clos de lutte et de déchirement familial, mais aussi les déclarations d'amour et les règlements de comptes. Avec sa mise en scène et sa scénographie, Essia Jaïbi fait bouger les lignes et les limites d'une représentation théâtrale. Loin d'une vision consumériste de la culture, elle ne livre pas une pièce comme on livre un produit à consommer sur place, ni un théâtre formaté, figé, monofrontal et prémaché. Le public est sollicité émotionnellement et sensoriellement, il sera déstabilisé, interpellé, et même troublé. Le texte, même s'il est au centre du jeu, laisse une large place à la lumière qui témoigne d'une écriture propre à elle. Danses macabres ou hymnes à la joie, les tableaux se suivent parfois haletants et intenses. Le mouvement est rapide par intermittence mangeant quelques instants de lenteur, qui permettent au spectateur de souffler. Spectacle inédit par sa mise en scène, et sa scénographie, dont on sort enrichi, libéré, mais avec des interrogations silencieuses ou criantes. Humour, sarcasmes, incompréhensions et silences, c'est une catharsis dense, mais agréable : «N'y voyez aucune morale», nous dira la voix ! « Après tout, ce n'est qu'une pièce de théâtre rien de plus, n‘est-ce pas»?