Dynamique, précise et consciencieuse, Essia Jaïbi a donné une mise en scène qui lui ressemble. Elle se libère des codes, glisse des références et en joue même dans un acte totalement assumé parfois ludique et la plupart du temps fort créatif. Il n'est jamais facile d'être la fille de… Il n'est pas du tout évident de faire le même métier que ses parents, il est certainement naturel qu'on veuille se démarquer, prendre sa route, la tracer et la creuser à sa manière. Trébucher sans s'arrêter, faire fausse route et explorer à nouveau de nouveaux sentiers, Essia Jaïbi semble concentrer tout cela. Avec beaucoup de cran, elle raconte l'histoire qu'elle voulait, elle casse les murs, entre en jeu avec le public sans pour autant trop le malmener, le fait déplacer de sa confortable posture en en faisant les limites du carré de jeu. «Madame M.», de Essia Jaïbi, présentée le week-end dernier au 4e Art, a séduit plus d'un par la structure robuste qu'elle propose, la liberté de son propos, la cruauté de son regard et la fragilité d'une démarche qui, même si elle n'est pas dans la rupture, se positionne dans un registre très personnel. La scène devant nous est totalement bloquée par un mur noir, le micro de bienvenue lance le ton… et nous nous retrouvons d'emblée dans la pièce. Cette voix off nous met en garde, nous sommes dans le jeu et plus rien ne va…Une porte s'ouvre sur scène et on nous invite à rejoindre cet espace qui s'offre à nous, comme si nous entrions dans une salle cachée derrière un mur amovible. Cet espace à l'abri des regards, nous fait sentir que nous, les heureux élus, un groupe choisi pour lui raconter l'histoire, ou plutôt, les malchanceux pris au piège pour être spectateurs d'une tranche de vie. Sept personnages, sept protagonistes d'une histoire racontée par une voix off, la voix d'un témoin, d'un voisin, un commentateur ou celui/celle qui, tout bonnement, croit tirer les ficelles du jeu, croit connaître la fragilité de chaque personnage et lire en eux comme dans un livre ouvert. «Madame M.», 64 ans, mère de cinq enfants, veuve et aide-soignante à la retraite. Ils vivent tous les six ensemble. Ils ne se sont jamais séparés. C'est une bonne mère de famille et ses enfants travailleurs, discrets et affables. En apparence. De l'autre côté, il y a Heger, la journaliste de 33 ans, célibataire, et vivant avec sa mère et son jeune frère. Elle travaille pour un média en ligne, elle est indépendante, travailleuse et ambitieuse. En apparence. Tout commence par une invasion de rats dans un des quartiers de la ville, un fait divers sans grande incidence, mais quand s'emmêle, Heger, une journaliste aux grandes ambitions et à la limite de l'éthique, le fait divers débouchera sur une tragédie, point de départ d'une rencontre au cœur du nid d'une tarentule. La famille de Madame M. est une famille modèle, liée par l'amour inconditionnel d'une mère. Trois garçons et deux filles de pères différents. L'absence de la figure paternelle semble les torturer et rend le rapport à la mère pathologique. Quand madame M. souffle sa bougie d'anniversaire, la mise en scène les fige dans une image de famille parfaite et soudée, c'est cette image que Essia Jaïbi déconstruit tout au long de la pièce. Les références à «la maison de Bernarda Alba» de Lorca, ne semblent pas échapper au spectateur : la sexagénaire qui tient d'une main de fer sa maison, le code couleur imposé, le noir dans «Bernarda Alba» et or dans Madame M., celle du faste et de la puissance par l'argent, les relations d'amour-répulsion, dépendance-quête d'affranchissement, la suprématie de la volonté de la mère tyrannique… Le jeu de chaises et de tables, qui compose la scénographie qui se fait et se défait sous nos yeux, nous place au centre d'un espace amovible, un plateau qui opère des mouvements circulaires changeant à chaque fois notre axe de vision. Telle une barque, qui les enfants de Madame M. conduisent dans les tumultes de la vie, et que elle seule tient le gouvernail, la pièce tangue de rivage en rivage entre fragilité et puissance. Les versions proposées du récit sont multiples, d'abord celui de Heger la journaliste, celui de chacun des enfants et puis en final celui de Madame M, les versions s'entremêlent entre vérité et mensonges, les révélations ont un goût de fausses vérités et les non-dits en disent long. Madame M. est une œuvre où l'on rit, où l'on est saisi par l'humour du texte, bouleversé par le jeu, intrigué par les récits. Le quatuor d'acteurs donne une variation libre, mais maîtrisée des personnages et Jalila Baccar s'adonne généreusement au jeu, elle qui, depuis très longtemps n'a pas quitté le théâtre de Jaïbi. Essia Jaïbi a donné une mise en scène qui lui ressemble, dynamique, précise et consciencieuse, elle se libère des codes, glisse des références et en joue même dans un acte totalement assumé parfois ludique et la plus part du temps fort créatif.