Par Soufiane Ben Farhat L'histoire est parfois cruelle. Souvent même. Quelques massacres en règle comme les Romains en raffolaient dans l'Antiquité, et toute une civilisation part en fumées. L'acharnement qu'ont mis les Romains à rayer Carthage de la surface de la terre a été fatal. Les Romains détruisirent une brillante civilisation et, dans son sillage, une valeureuse littérature. A l'issue de la troisième Guerre punique, Carthage fut complètement détruite en 146 avant notre ère. Trois années auparavant, Rome avait envoyé une armée et s'est fait livrer la plupart des armes des Carthaginois, leur promettant la protection en contrepartie. Les Carthaginois livrèrent ainsi plus de deux cent mille armes de diverses espèces, épées, glaives, arcs et flèches, lances, en plus de deux mille machines de guerre telles que catapultes, béliers, balistes, etc. Sitôt les armes saisies, l'armée romaine fit volte-face. Elle signifia aux Carthaginois que leur ville devait être détruite. Elle leur ordonna d'aller bâtir une autre ville à l'intérieur du pays, à au moins quinze kilomètres de la côte. Ils refusèrent bien évidemment d'obéir, préférant résister et mourir. C'est alors que forte de sa perfidie, l'armée romaine lança sa guerre d'extermination. Après un siège de plusieurs années, elle donna l'assaut un matin de mars 146 av. J.C. Charles-André Julien en a brossé le sinistre tableau dans son fameux Histoire de l'Afrique du Nord: "Au printemps 146, Scipion Emilien donne l'assaut. L'armée enleva le port militaire, conquit la basse ville maison par maison, et campa sur l'agora au pied de la colline de Byrsa. Au matin, elle incendia les avenues. Il fallut six jours et six nuits pour venir au bout de la citadelle. Le septième jour, les vainqueurs virent venir à eux 55.000 habitants qui se livrèrent à merci. Hasdrubal se réfugia dans le temple d'Eshmoun, puis se rendit à Scipion. Sa femme en habit de fête se jeta alors, sous ses yeux, avec ses deux fils, dans les flammes qu'avaient allumées les transfuges romains, qui n'espéraient pas de quartier". Juste avant de se suicider avec ses enfants, l'épouse du chef carthaginois avait reproché à Asdrubal sa faiblesse et lancé de violentes imprécations contre Rome : "Un jour, toi aussi, ville maudite, tu seras la proie des flammes et ton vainqueur fera boire ses chevaux dans le Tibre!". Pendant qu'on détruisait Carthage, Scipion accorda à ses soldats le loisir de piller tout ce qui restait dans la ville excepté l'or, l'argent et les offrandes aux dieux. En fait, le Sénat romain avait exigé les trésors des temples et des riches demeures de Mégara, dans les faubourgs de Carthage. Les statues d'or et d'argent furent fondues en lingots. Elles allèrent enrichir le propre trésor de Rome. Il fallut plus d'une semaine et des centaines de bêtes de somme pour transporter le butin jusqu'aux navires romains. L'incendie de Carthage dura dix-sept jours. Les survivants furent réduits en esclavage. On les rassembla comme des bêtes de somme près d'Utique, où affluèrent les marchands d'esclaves, de Rome et de tout le pourtour méditerranéen. Le sol de la cité fut déclaré sacer, c'est-à-dire maudit. On interdit à quiconque de s'y établir. On passa le soc dans les cendres et on sema le sel dans les sillons, en signe de stérilité et de malédiction. Ainsi Carthage fut-elle trucidée en bonne et due forme. La pax romana ne démentait point, encore une fois, sa triste renommée. C'est depuis lors que commença le déséquilibre stratégique entre les rives Nord et Sud de la mer Méditerranée. Deux rives si proches physiquement mais, au bout du compte, si lointaines et antagoniques. Elles n'en finissent pas de se regarder en chiens de faïence, depuis plus de deux mille ans. Carthage détruite, la brillante littérature carthaginoise en pâtit. Les Romains et leurs alliés pillèrent tout, jusqu'aux statues, œuvres d'art, livres et manuscrits des bibliothèques carthaginoises. Il n'en subsiste que des cendres, ou des bribes maigrement mentionnées ou citées çà et là par des auteurs latins ou grecs de préférence. Salluste soutient que les bibliothèques carthaginoises ont été données par le Sénat romain aux princes berbères. D'autres affirment que les précieux livres puniques auraient servi au roi de Maurétanie Juba II pour rédiger ses fameux ouvrages en grec. Quelle qu'en soit la destinée, la littérature carthaginoise fut ramenée à des bribes incongrues du fait du génocide romain. Elle fut réduite en cendres. A l'image de celles de Carthage.