La Tunisie vient de perdre Tawhida Ben Cheikh, figure emblématique et première dame médecin contemporaine de notre pays. Elle a été plus forte que tous les tabous de son époque pour mener des études jusqu'au bout, allant en France poursuivre son parcours de femme courageuse, défiant les coutumes et les préjugés qui voulaient que la scolarité d'une jeune fille n'aille guère (et au mieux) au-delà des études secondaires. Née le 2 janvier 1909, dans une maison sise rue du Pacha, à Tunis, elle est d'une famille originaire de la région de Bizerte. Son père, agriculteur, est décédé quelques mois après sa naissance. Sa mère, Hallouma Ben Ammar, lui a assuré une éducation exemplaire, veillant à ce que ses fils et filles aient une grande culture et poussent leurs études le plus loin possible. Au même titre que ses sœurs, Tawhida a poursuivi ses études à l'école de la rue du Pacha avant de fréquenter le lycée Armand Feuillère (actuel lycée de la rue de Russie). En 1928, elle y obtenait son baccalauréat. Elle fit alors connaissance de Mme Burnet, épouse du Dr Burnet, médecin et chercheur, qui sera par la suite nommé directeur de l'Institut Pasteur. Cette dame, d'origine russe, a discuté avec elle à propos de ce qu'elle allait faire de son Bac. Tawhida lui répondit qu'elle voudrait se consacrer aux œuvres caritatives et à l'aide des gens nécessiteux, Mme Burnet l'invita chez elle, au Belvédère, pour prendre conseil auprès de son mari. On était au mois de juillet 1928. Dr Burnet lui demanda quelle carrière elle voudrait embrasser. Tawhida Ben Cheikh lui a indiqué qu'elle avait envie de devenir médecin. Malheureusement, à Tunis, il n'y avait pas de faculté de médecine et elle pensait s'inscrire à celle d'Alger. Seulement, Dr Burnet répliqua que si vraiment tel était son désir, il lui fallait y accéder par la grande porte et aller étudier à Paris. Ce médecin poussa la générosité jusqu'à lui suggérer d'habiter en France chez des gens qu'il connaissait. Elle rapporta à sa mère la proposition des Burnet. En France, Tawhida avait déjà son frère aîné qui poursuivait des études de droit qui n'a réussi à partir qu'au prix de mille tentatives et arguments. En fait, sa mère avait peur qu'il n'épouse une Française. Une Tunisienne en France ! Cette fois, pourtant, cette mère à la culture très moyenne et qui n'a pas suivi d'études de français, accepta de voir sa fille partir pour ce qui ressemblait alors à une véritable aventure. C'est Dr Burnet qui trouva à Tawhida un coin où elle pouvait être accueillie durant ses études supérieures. C'était un foyer pour jeunes filles fondé par une Américaine, Mme Anderson. «Le foyer international des étudiants» comprenant une centaine de chambres. Le Dr Burnet devant être transféré à Genève, c'est son épouse qui accompagna Tawhida dans son premier voyage en France. Tous les parents et voisins de Mme Ben Cheikh étaient restés interdits et interloqués en apprenant la nouvelle du départ de Tawhida toute seule en Europe. On disait qu'elle était sans doute devenue folle pour se permettre pareille imprudence. Le jour du départ, toute la famille débarqua chez les Ben Cheikh. Un oncle à Tawhida exprima sa désapprobation qu'on pût permettre à une jeune fille qui ne connaissait même pas très bien la ville de Tunis de partir toute seule en France. D'autres oncles se rallièrent à ce point de vue. La mère de Tawhida coupa court à ce concert de frilosité. «Notre religion encourage les gens à étudier. L'Islam est une religion de science et de savoir. Alors quel mal y aurait-il à ce qu'elle aille poursuivre ses études ? Elle ne sera pas seule là-bas, car nous connaissons des gens qui vont l'accompagner, une dame en qui nous avons entièrement confiance», répliqua-t-elle. La Tunisie au fond du cœur Tawhida avait le souvenir d'un voyage par bateau très pénible avec une tempête qui lui fit une peur bleue. «Le foyer international des étudiants» abritait des jeunes filles de 25 nationalités. «La France est un pays paradisiaque où j'ai énormément appris», écrira-t-elle dans l'ouvrage Mémoire de femmes. Tawhida passera quatre ans au foyer et trois autres chez les Burnet qui ont fini par regagner Paris. Elle fit connaissance des plus grandes sommités de la médecine. En 1936, elle rentre à Tunis avec son doctorat. Sa famille lui réserva un accueil très enthousiaste. La même année, le docteur Bunnet a été nommé directeur de l'Institut Pasteur, à Tunis. Tawhida raconte qu'il l'avait «adoptée» comme sa fille presque. Elle exerça dans le privé en tant que généraliste, avant de devenir spécialiste en gynécologie. Elle épousera, en 1942, un ami de son frère, un chirurgien dentiste. Elle aura de lui trois enfants. Son mari meurt en 1963. Elle a été nommée, lors de la lutte de libération nationale, président adjoint du Croissant-Rouge. Elle sera pionnière dans le programme du Planning familial, à Montfleury. «Je suis nationaliste, j'aime mon pays et cherche par tous les moyens à le faire accéder au rang de pays développé», écrira plus tard Tawhida Ben Cheikh.