Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le piano n'est pas étranger à la tradition musicale tunisienne. Jusqu'au seuil des années 50, c'était un instrument de pratique courante dans les troupes de malouf. Il avait aussi sa place dans les salons de la bourgeoisie citadine. De vieux maîtres venaient l'enseigner aux jeunes futures épouses, et il accompagnait souvent les chants dans les soirées de fête et les galas de noces. Le piano «tounsi» n'était, cependant, qu'un orgue à pédales, à clavier réduit et au léger timbre de clavecin. Il se jouait, en plus, à deux mains «symétriques», «mélodie contre mélodie», avec une technique très particulière, ponctuée de «grupettos» et de touchers agiles. On l'appela «biano arbi», pour cela. Mais encore, sans doute, parce qu'à travers ses particularités mêmes, il restituait à la perfection le style et les accents des «touboûs» (modes) tunisiens. Pourquoi le «biano arbi» («l'orgnou» comme il se disait) a-t-il disparu de notre musique? Ce serait difficile à expliquer. Ce qui est sûr, c'est que cela n'eût de lien ni avec avec son apport d'orchestre ni avec sa facture sonore. A une certaine période, les mœurs musicales ont, peut-être, dû imiter l'exemple de l'Egypte où les sonorités «watarias» (à cordes) étaient devenues dominantes, et où l'on avait commencé à délaisser le vieux «takht» pour le grand orchestre. Inutile d'observer que notre malouf, surtout, y a beaucoup perdu. Le «piano arbi» lui donnait une atmosphère, une allure, et, par-dessus, tout, (on l'a déjà souligné) lui conférait une personnalité à part et une expression authentique. Inspiration, création C'est à cela qu'a pensé Ziad Gharsa en concoctant, dès cet été au festival de la Médina puis aux «Nuits d'El Abdellia», un concert thématique ayant manifestement pour but de réhabiliter un instrument prodigue, riche de son contenu et de son passé et, somme toute, injustement retiré à nos écoutes. Le concert, intitulé simplement «Biano arbi», a été repris vendredi dans le cadre des «JMC», quasiment dans sa version initiale, avec un petit ensemble (cinq instrumentistes, Ziad à l'organophone, deux choristes) et un programme où se relayaient malouf, chansons du patrimoine, «aroubis», «quassids» et solos divers. Quand Ziad Gharsa est «à la barre» c'est euphémisme que parler de qualité. On a eu droit, comme c'est toujours le cas avec ce musicien de pure souche, à une exécution d'orchestre sans failles, des morceaux de haut choix (dont une suite originale mêlant sur le mode «isbaïn», «chghol» libre et extrait de Nouba) et une interprétation toute en maestria, conjuguant rigueur, précision et subtilité des passages de mode à mode. Les «touboûs tounsias» sont réputés étroits. Et ils le sont probablement. Dans le chant de Ziad Gharsa, toutefois, ils acquièrent, on ne sait par quelle magie (et, à chaque fois), une dimension et une amplitude supplémentaires. Le secret en réside, croyons-nous, dans la maîtrise des interactions entre maquâm et maquâm. Le chant de Ziad Gharsa est d'abord fondé sur la connaissance profonde des familles de modes tunisiens, partant de ce savoir, longuement éprouvé, patiemment expérimenté, l'artiste donne libre cours à son inspiration créative. Ce qui a, objectivement, des limites est comme transcendé chez lui, révélant, parfois, souvent, une richesse et une saveur dont même d'anciens maîtres n'avaient eu soupçon. Il faut prêter ouïe attentive, minutieuse, au traitement du m'haïr sika et du h'ssine saba chez Ziad Gharsa. Beaucoup s'y engagent, mais la plupart y répètent les mêmes expressions, lui, a toujours des trouvailles inédites, des transpositions inattendues, des superpositions d'accents. Il n'y rend pas que les intonations minimales, il avance, il explore, il enrichit. Ces derniers temps, et ce vendredi au Théâtre municipal (plus particulièrement dans la seconde partie initiée sur le mode majeur), on l'a entendu allier, dans un naturel inouï, des phrases tounssi et charqui, et sans toucher à l'identité des unes ou des autres. Un grand moment de musique tunisienne pour tout dire, qui eût, cependant, été parfaitement accompli si, précisément, le biano arbi y avait eu un peu plus de présence. C'était un concert thématique, autour de ce piano en particulier. Certes, le chant de Ziad Gharsa a été un régal, mais pour ce qui est des belles sonorités et des belles enveloppes de l'orgnou, on n'en aura pas eu pour sa faim.