Beaucoup d'hommes politiques et un certain nombre de journalistes dont je ne fus plus après un mois passé en compagnie des manifestants de la révolution Orange et des politiciens qui les utilisaient ou les manipulaient, se sont émerveillés de ce grand mouvement qui occupa le centre de Kiev pendant plusieurs semaines en décembre 2004. Pour obtenir un troisième tour électoral, celui qui porta finalement Vicktor Iouchtchenko au pouvoir en compagnie de Julia Timochenko dont la tresse blonde fit pâmer les foules occidentales. Cette admiration sans borne pour un attelage qui séduisait parce qu'il évoquait le désir de démocratie et de rapprochement vers «l'Occident» et l'Otan, fut peu regardante envers la façon dont la foule passionnante qui se pressait sur la principale avenue de la capitale était poussée à la résistance. Avec les industriels et les milliardaires du pays livrant des tentes, du matériel et de l'approvisionnement aux manifestants saisis par le froid et la neige ; avec les associations et les diplomates accourus des Etats Unis pour donner un coup de main à ceux qui pensaient sincèrement faire la nique aux Russes; avec les politiciens qui avaient trouvé dans le peuple un filon politique qui leur ouvrait la route vers un pouvoir qu'ils avaient tous partagé à des postes importants auparavant. Alors que la triche électorale alléguée n'a finalement jamais été vraiment prouvée, tous étant finalement d'accord pour maintenir un système assurant la poursuite du pillage des ressources du pays. Avec le renfort des plus réactionnaires des ukraino-polonais apportant en ville depuis l'Ouest du pays, les slogans les plus rances de la religion uniate. Restait au milieu de cette énorme manipulation, les dizaines de milliers d'Ukrainiens persuadés qu'ils allaient participer au changement du pays. Ils ont depuis déchanté, secoués par l'inflation et la crise de leur économie ; tandis que les politiciens en place, tantôt réconciliés, tantôt à nouveau fâchés et adversaires au gré d'alliances improbables, continuaient à épuiser leurs pays en jouant aux chaises musicales. Résultat, les Ukrainiens, qui avaient crié au miracle, ne croient plus à grand-chose car ni la politique ni leur vie quotidienne n'ont changé. En Géorgie en 2003, la révolution dite des roses avait également trompé la rue en amenant au pouvoir un dictateur mégalomane, qui n'a pas changé la condition de vie des Géorgiens et n'a trouvé qu'un piètre conflit avec la Russie, au prix de quelques centaines de morts, pour conforter la fausse révolution qu'il avait organisée. Auprès des soldats et des civils tués, il a trouvé les raisons de se maintenir au pouvoir tandis que les Géorgiens se désespéraient. Eux aussi ne croient plus à rien tandis que l'Eglise du pays étend son influence sur la vie quotidienne. En Tunisie, la révolution du jasmin risque le même sort : redorer le blason des hommes politiques compromis avec la complicité d'une parfois bien gentille opposition. Au prix d'au moins une centaine de morts sur lesquels le nouveau pouvoir se refait facilement une virginité. Tout comme elle le fait avec ceux que les politiciens ont réprimé et emprisonné. Déjà les nouveaux ministres parlent des dangers de la «spontanéité» du peuple alors que les anciens gardent les postes clés de la société tunisienne en espérant que tout cela va se calmer, qu'ils pourront reprendre tranquillement leurs pouvoirs sur le pays en jouant sur le désir de démocratie. Un mouvement qui les a autant surpris que le gouvernement français qui fait aujourd'hui semblant de donner une chasse économique aux partisans de Ben Ali qui sont partis avec une part de l'argent du pays. «Business as usual» est au cœur de la pensée de ceux qui retournent leur veste en conspuant le parti qui a assuré leur promotion. Que restera-t-il dans quelques semaines de ce grand remue - ménage qui garde les mêmes au pouvoir ? Quelle sera, comme en Géorgie, comme en Ukraine, le destin de cette révolution qui vise peut-être simplement, pour ceux qui la mettent désormais en scène, à changer quelques têtes sans changer la nature de la « démocratie » tunisienne? Les nouveaux ministres qui démissionnent les uns après les autres semblent être sensibles au piège dans lequel ceux qui ont tout accepté depuis une vingtaine d'années cherchent à les entraîner en capitalisant ceux des Tunisiens qui ont sacrifié leurs vies parce qu'ils rêvaient d'autre chose qu'un ravalement de façade. Que feront les Tunisiens s'ils se rendent compte à temps qu'ils sont en train d'être récupérés ?