Par Aymen Hacen Est-il possible de fuir dans l'éveil ? Est-il possible de ne pas dormir et de garder toutes ses aptitudes physiques et intellectuelles ? Peut-être cela serait-il le cas pour celui qui, menteur et malhonnête, s'y risquerait, mais celui dont la vie ne tient à rien, sauf à un mot, ou moins, que faut-il en somme ? Rien, sûrement, les mots liberté, vérité, justice, intégrité, vie ayant été confisqués depuis longtemps. Le comble, c'est qu'on nous interdise d'y toucher, comme si les tenanciers de l'ordre moral avaient à chaque fois le droit, irrévocable, d'accorder leurs prérogatives. Pourtant, nous autres, nous n'avons pas fait que fuir, nous nous sommes mêlés aux affrontements, à des affrontements plus subtils même, dans la mesure où cet éveil dont nous parlions à l'instant ne semble intéresser personne. Comment aurait-il pu intéresser ou éveiller qui que ce soit d'ailleurs, la majorité dormant, se prélassant, ne lisant ni n'ayant l'audace d'écrire? Les plus courageux pourtant sont restés chez eux et ont appris à lire et à écrire entre les lignes, apprenant à quelques rares fidèles à déchiffrer ce qu'ils pouvaient faire passer à la une d'un grand journal ou d'une publication de fortune qui passe aujourd'hui pour le relais, voire le moteur de la libération nationale ? Mais rien de cela ne nous intrigue, les paroles, vaines et éphémères, volant et ne restant nulle part, alors que les écrits, même les moins glorieux, restent. Oui, nous avons pu, sur plus de trois cents articles audacieux, réussir à en écrire deux de moins bonne facture. Le fait est là, certes, et néanmoins où sont les révolutionnaires du dimanche quand nous citions Antonio Gramsci, Rosa Luxembourg, Che Guevara, Mao Tsé-Toung, Philippe Sollers et Bernard Noël ? Ils n'étaient nulle part, du moins ils dormaient en ne rêvant de rien, absolument. C'est d'ailleurs pour cette bonne raison que nous ne pouvions nullement les citer. Ils n'existaient même pas, ni au vu et au su de tout le monde, ni pour nous. Dans l'une de ses Lettres de prison, Antonio Gramsci écrivait : «Il faut avoir une conscience de ses propres limites, surtout si on veut les élargir.» Qu'est-ce à dire ? A vous de juger, le verdict de celui à qui le régime fasciste de Mussolini a tout ôté étant tombé comme le couperet d'une guillotine. Toutefois, cette autre réflexion de Gramsci doit nous alarmer encore plus, du moins quelque peu : «Plus l'histoire d'un pays est ancienne, plus nombreuses et pesantes sont ces couches stratifiées de paresseux et de parasites qui vivent du “patrimoine des ancêtres”, de ces retraités de l'histoire économique.» Ici, les choses se gâtent, non que Gramsci parle d'une manière absconse, non que maints n'ont pas pratiqué la pensée de Gramsci dans son intégralité, mais encore parce que la plupart tiennent à parler pour ne rien dire. Oui, et que cela soit dit en passant, nul n'a le droit de vraiment parler s'il n'a ni lu, ni compris, ni mis en pratique ses pensées, car, comme on dit chez nous, «la langue n'est pas un os, c'est un muscle qui ne fatigue jamais.» Ces jours-ci, parler et déparler ne font plus qu'un. Mais écrire et son antonyme ne riment pas ensemble. Seule l'écriture, celle-là que nous n'aurons pas à définir et qui, pour vous tous, lecteurs assidus, a sa valeur, nous tirera d'affaire parce qu'elle est réflexion, tenue, retenue, intelligence et style. Et nous sommes plus intelligents que ces donneurs de leçons qui, n'ayant lu que La Princesse de Clèves, prétendent que Céline est leur écrivain favori bien qu'il fût antisémite. Cette hypocrisie-là n'est pas et ne sera jamais nôtre. Nous ne ferons en effet jamais partie de ces ignares-là, qui, justement, répondent de ceci et de cela, de ce dont ils ignorent tout et de ce dont ils ne savent rien, des Céline et des Camus tous azimuts ! C'est drôle, n'est-ce pas ? Or, ces «parasites» dont parle Gramsci sont plus maléfiques que quiconque parce qu'ils sont la tyrannie et la dictature incarnées. Ils le sont d'autant plus que, passifs et, pis encore, arrivistes, sur toute la ligne, ils font plus que retourner la veste, qu'ils n'ont jamais mise parce que trop lâches pour se mouiller pour n'importe quelle cause, cela dit en passant, ils vont plus loin encore en réécrivant l'Histoire (qui ne se réécrit pas car il suffit d'un rien, d'un brin même pour tout remettre en place et afin que la vérité soit remise en place) et en allant jusqu'à incriminer les autres, à tort plus qu'à raison, pour leurs opinions, au moment où tous revendiquent cette liberté fondamentale. Allons donc, messieurs et mesdames les accusateurs, où étiez-vous naguère ? Pourquoi vous manifestez-vous aujourd'hui, suite à un «big boom» hors du commun, et pas dans les jours, les mois et les années qui précèdent ? — Sur cette question, nous voudrions une vraie réponse. Pour ce qui est de notre réflexion, qui, avouons-le, est partie, en un moment de pure méditation, aussi sereine que passionnée, d'Antonio Gramsci que de textes qui lui ont été concernés ainsi qu'à tous ceux qui, bizarrement, n'avaient pas droit de cité dans la presse de notre pays (et qui y étaient pourtant, si malicieusement), nous voudrions dire qu'il n'y a nulle de classe, ni classes, ni régionalismes, ni avantages qui tiennent chez nous. Et si ce n'est pas assez ou suffisamment clair, nous dirons que si cette révolution ne donne pas naissance à un changement radical des mentalités, et non de la mentalité, des Tunisiens, nous serons loin d'avoir réussi quoi que ce soit. Pis encore, nous aurons opté pour l'anarchie et non pour la démocratie, pour l'anarchie et non la sage gouvernance de nous-mêmes et de nos biens, pour la haine et non pour l'amour, pour la pourriture et non les jasmins. Tout le monde ne nous lira pas, même si les malveillants savent toujours détourner le discours, le vrai, pour en faire une justification, un mea culpa ou je ne sais quoi, mais nous serons toujours souverains pour dire haut et fort notre soif de liberté, de vérité, de justice, d'intégrité, de vie et d'amour.