Par Abdelhamid GMATI Une fois n'est pas coutume et j'en appelle à l'indulgence de nos lecteurs: dans cette chronique, je vais utiliser le «je» et évoquer quelques péripéties vécues dans l'exercice de notre profession. En 1999, de retour d'un «exil volontaire», je fus prié par le directeur de notre journal de reprendre cette chronique «Point de Mire» abandonnée une dizaine d'années auparavant. Ce n'était pas ce que j'espérais mais faute d'empêchement majeur, j'obtempérais. Mon ami et «complice» de toujours, Chedli Belkhamsa, qui par ses dessins complétait et enrichissait l'écrit, accepta lui aussi. Petit problème: la chronique était traditionnellement consacrée aux problèmes quotidiens vécus par nos compatriotes; or je venais d'arriver après une longue absence et je n'étais pas au fait du quotidien de la société tunisienne. Je choisis donc de rendre compte de mes premières impressions. J'avais été surpris, dès mon arrivée, par une tendance inédite de mon entourage à s'enquérir de mon avis : «Comment trouves-tu la Tunisie ? A-t-elle changé ? En quoi ?». Au début, cela émanait de ma famille la plus proche ; mais mes amis, mes collègues s'y mettaient aussi. Je n'avais pas grand-chose à dire, n'étant pas encore au fait des réalités. Je me contentais de dire ce que je voyais : des nouvelles artères, de nouveaux quartiers, beaucoup d'immeubles, des villas, de nouvelles constructions, de nouvelles entreprises et une ceinture verte qui rétrécissait. Mes interlocuteurs semblaient s'en contenter, certains émettant des commentaires et des critiques. Je relatais donc tout cela dans la première chronique. Chedli réalisa un dessin-synthèse : un hameçon tentant d'agripper des poissons qualifiés de «compliments». Le dimanche arriva et surprise : la chronique et son dessin n'étaient pas à leur place traditionnelle (la dernière page du journal), ni dans aucune autre page. Il fallait se rendre à l'évidence, la chronique n'était pas publiée. Je relus la chronique pour m'assurer qu'il n'y avait pas un mot déplacé ou un sous-entendu à lire au second degré; je re-étudiais le dessin, des fois que Chedli aurait «glissé un détail subversif ». Rien. Une petite chronique, anodine parlant de cette nouvelle tendance de certains de nos concitoyens à avoir l'avis de nouveaux venus sur leur pays. Le lundi, j'allais demander des explications au directeur. Et là, je fus sidéré par sa réponse : «Il n'y a rien à dire sur la chronique et sur le dessin, c'est très amusant mais je ne pouvais pas la publier car il y aurait eu quelqu'un qui serait aller la montrer au Président et lui dire : c'est vous qui êtes visé». Je n'en revenais pas : «Vous voulez dire le Président de la République ?». «Oui, me dit-il». Je ne pus m'empêcher de m'enquérir : «Et le Président recherche les compliments ?» Là, pas de réponse, juste un regard noir. Certes, nous étions, journalistes, toujours confrontés à la censure. Et on connaissait son langage. Un article, un dessin, censurés, ne sont jamais mauvais. Mais ils arrivent au mauvais moment : «Vous savez, la Tunisie a des ennemis et publier cet article (ce dessin) maintenant donnerait des armes aux détracteurs ; ça n'est vraiment pas le moment ». Bien entendu, ça n'est jamais le moment. Ou alors (insultant) : «On peut tout dire mais il y a la manière, il faut savoir comment le dire». Ou encore : «Pourquoi traiter de cette question ? Pourquoi ne pas parler de la qualification de notre équipe nationale ?». Je découvrais, avec cette implication du président, un nouveau venu dans le langage de la censure. Quelques semaines plus tard, j'en eus un autre. Une chronique, avec son dessin, évoquait la manipulation de l'information dans les médias américains. Elle fut interdite de publication avec cette explication, également nouvelle : «Vous savez, les USA sont nos amis, il vaut mieux ne pas être désagréables». Futilités, certes, mais, hélas, réelles.