Par Guy SITBON * Au lendemain de la chute de Ben Ali, ce samedi 15 janvier, je piétinais Place de la République, à Paris, escorté de mon ami Mondher. Nous débattions du devenir de la Révolution. Pour Mondher, débordant d'optimisme, notre pays avait tourné à tout jamais la page de la dictature et entrait de plain-pied dans la démocratie. J'étais plus sceptique. Je croyais savoir le rôle des soldats dans la déroute du tyran et je n'excluais pas l'avènement d'un régime plus libéral que le précédent mais toujours marqué d'arbitraire. Pour nous départager, Mondher me fit l'offre d'un pari. «Attendons lundi. Si La Presse est aussi alignée sur le nouveau pouvoir qu'elle le fut sur l'ancien, tu as gagné. Si elle se métamorphose en journal libre, c'est moi qui aurais eu raison». Dès le lendemain dimanche, j'étais à Tunis, aussi bien pour vivre ce temps de grâce que pour trancher de notre pari. Je lis La Presse soigneusement depuis quinze jours et j'ai encore du mal à me prononcer. Pas l'ombre d'un doute, ce n'est plus, merci le peuple, le même journal. Le ton a changé du tout au tout. Hier persécutés, les opposants d'hier s'expriment à longueur de colonnes. Le gouvernement, parfois égratigné, n'est plus le centre du monde. Un esprit de liberté souffle comme dans tout le pays. Mais je cherche en vain les informations que j'attends. Pourquoi l'équipe gouvernementale fut-elle si longue à se former ? Pour quelle raison Mohamed Ghannouchi était-il si irremplaçable, alors qu'il occupait le même poste sous Ben Ali ? Qui a pesé pour le laisser au tout premier plan ? Quel est le rôle actuel du RCD ? Est-il vrai, comme on le murmure dans toute la ville, que Hédi Baccouche exerce un ascendant décisif sur les choix essentiels ? Qui décide des heures du couvre-feu ? Comment s'est déroulée l'évacuation de la Place de La Kasbah ? Et surtout, dans quelles circonstances Ben Ali s'est-il enfui ? Le général Ammar lui a-t-il intimé l'ordre de plier bagage ? L'ambassadeur des Etats-Unis a-t-il été un protagoniste du drame ? L'opinion se pose mille et mille autres questions. Elle n'en trouve pas la réponse dans La Presse. Un journal d'information, de commentaires et de débats n'est pas simplement une marchandise de qualité faite pour éduquer et divertir sa clientèle. La presse libre est le socle de la liberté, des droits de l'Homme, de la démocratie. Dis-moi quels sont tes journaux, je te dirai sous quel régime tu vis. Hier, le pouvoir traquait le citoyen, aujourd'hui c'est au citoyen de traquer le pouvoir. Comment tenir à l'œil ces messieurs qu'on nomme Grands ? Une seule arme: l'information, toujours l'information, encore l'information. Une seule voie: les droits de l'Homme. Leur pouvoir, leur argent, leurs matraques contre nos mots. Et croyez en ma longue existence : les mots justes finissent toujours par imposer la justice. La Presse ne jouera son plein rôle que lorsqu'elle sera le casse-tête matinal de tous les ministres, tous les banquiers, les politiques, les stars et tous les policiers. Ce jour-là, je reconnaîtrai que je me suis trompé, que Mondher avait eu raison ce samedi-là, Place de la République à Paris et nous déboucherons deux bouteilles de champagne. Une pour sa clairvoyance, l'autre à la liberté qui vaut bien une nuit d'ivresse.