Par Slaheddine GRICHI Bourguiba et son parti destourien l'ont compris, Ben Ali et en dépit de ses graves déviations, aussi: la Tunisie n'est pas un pays à dogmes. A l'évidence, cheikh Ghannouchi leur a emboîté le pas. A part ses inconditionnels et ses sympathisants, le retour de Ghannouchi a suscité des craintes à des degrés variables, craintes confirmées par les milliers de personnes qui l'ont accueilli à l'aéroport, par ses gardes du corps et leurs casquettes distinctives, par l'effacement, en un tour de main, des quelques pancartes mentionnant la non-opposition à l'Islam, mais le refus d'un Etat islamique, par le «contrôle-pacifique» — parce que total — de l'aéroport et de ses alentours… On n'était pas loin (toutes proportions gardées) du retour triomphal de Khomeini à Téhéran, il y a quelques décennies. Le soir même, il tranquillisait la société civile par des propos rassembleurs, ouverts et même hyperprogressistes, dont l'idée-clé : «La chariaâ n'a pas lieu d'être appliquée en Tunisie». Des positions corroborées par son collègue d'«Ennahdha», Ali Laâraiedh, qui affirmait, lors d'un entretien paru sur un journal de la place: «Le Code du statut personnel, soutenu d'ailleurs par feu Cheikh Fadhel Ben Achour, ne peut être remis en question». Deux phrases encore de ce genre et on se serait cru en présence de représentants d'un parti de gauche ou du mouvement des femmes démocrates. Avant-hier sur «Nessma TV», M. Rached Ghannouchi, plus paisible et plus réconfortant que jamais, reflétait l'image d'un mobilisateur appelant à la concorde, à l'entraide et à la paix sociale, réitérant son attachement aux acquis sociaux, dont le CSP. Ses réponses aux questions — souvent complaisantes et valorisantes, du genre «avez-vous craint pour votre vie», comme si depuis Ben Youssef et les putschistes de 1962, on avait tué des leaders de l'opposition, en Tunisie — balayaient notre scepticisme et nos interrogations sur ce revirement qui allait à l'encontre du principe dogmatique de son mouvement. Nous en étions presque à nous en vouloir d'avoir pensé qu'en politique, les promesses et les déclarations ont souvent la vie courte, quand il découvrit son vrai visage, en avançant qu'un «martyr» était en droit de bénéficier de l'assurance que son village porte son nom, que sa famille bénéficie d'un milliard et pas de 20.000 dinars. Grave, très grave, ce que vous préconisez, cheikh Ghannouchi. Ce que vous sous-entendez, surtout. Au lieu de dire que ces jeunes étaient des morts de trop, que leur vie n'avait pas de prix et qu'ils s'étaient sacrifiés, vous vous êtes mis à énumérer ce que doit être leur «récompense». C'est là que les dogmes de votre mouvement et de votre pensée sont apparus. Est-ce cela que vous nous préparez, cheikh Ghannouchi ? Notre Tunisie ne veut plus de «martyrs» de ce genre. Ses forces vives doivent y veiller. Ceux que nous avons perdus ces dernières semaines sont tombés parce qu'ils réclamaient travail, dignité et surtout liberté. Or, les dogmes étouffent, cela est connu, la moindre velléité de liberté. D'ailleurs, sans les dogmes, que serait votre mouvement et quelle serait sa raison d'être? Abattez vos cartes et ne jouez pas sur la confusion ou les camouflages, comme votre décision de ne pas vous présenter aux présidentielles, tout en vous prononçant pour un régime parlementaire. Khomeïni, non plus, n'a jamais été président de l'Iran. Nous savons pourtant ce qu'il a fait d'Aboul Hassen Bani Sadr, «son» premier président de la République islamique d'Iran et de ses opposants, à commencer par les militants de Tudeh (parti communiste) et des combattants (moujahidin) du mouvement «Khalq» qui ont fait la révolution de l'intérieur, contre le régime dictatorial du «shah». Et puis cheikh, dans un Etat islamique, y a-t-il une vraie place pour un président ?